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Billet de blog 22 octobre 2024

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MaPrimeRenov, l’IA et le « mode dégradé » : une fable hypermoderne

À la sixième demande d’aide pour avoir accès à mon dossier, l’IA qui me sert d’interlocutrice me suggère de vérifier le paramétrage de ma boîte mail, mon navigateur, sinon de démonter entièrement ma bécane pour expurger tout obstacle technique, qui ne peut venir que de moi, forcément. Il y a une certaine dignité de l’algorithme en délégation de service public.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La première fois, c’est un peu comme un dating qui aurait oublié d’être speed : on se présente, on remplit le formulaire un peu vintage, on se sent exister. « Ma » Prime Renov, c’est juste pensé pour moi, c’est « mon geste pour la planète », un petit clin d’oeil à Greta. « Chaque logement est différent. Chaque rénovation est unique ». Et « moi » aussi. « Mon » expérience.

Mais au bout d’une demi-heure, ça ne disait rien qui vaille, comme quand on essaie de trouver un dermatologue en moins de trois mois sur Doctolib ; votre démarche ne peut aboutir.

Pas de panique. Je veux juste faire doubler mes fenêtres, dont certaines sont encore à simple vitrage.

Inquiétante étrangeté

Quand j’ai appelé au téléphone le conseiller chargé du conseil en transition énergétique, pour avoir quelques précisions, j’ai eu un drôle de sentiment d’inquiétante étrangeté, unheimlich comme disait Freud, entre la peur et le doute. Avant même que j’aie fini ma phrase, il s‘était lancé dans une de ces tirades à la Fabrice Luchini, dont on se demande ce qui pourrait l’arrêter, à part une batterie qui prend feu ou une notification BeReal. Il l’avait pris un peu sur le ton : « Nos missions sont multiples : contribuer au développement durable de la Corrèze, former et éduquer les citoyens de tous âges à l’environnement », en mode « Lumni » ou quelque chose du genre. Je le laissais poliment parler, tout en regardant du coin de l’oeil quelques photos du repas des cinquante ans de mon cousin, captant au vol quelques trouvailles rhétoriques : « Être facilitateur et accélérateur de vos projets de rénovation », « Rendre plus lisible l'offre de services », jusqu’à ce que je sente mon estomac gargouiller en voyant les aiguillettes au miel et au vinaigre balsamique que mon cousin avait réussi à cuisiner alors qu’il n’a toujours acheté que des poulets déjà rôtis.

« Puisque vous me parlez d’accélérateur... » tentai-je habilement. « Je voudrais mettre du double vitrage ». Oui, mais non. « Coordonner  le réseau de partenaires de l'ingénierie, pour une réponse complète… Des femmes et des hommes à votre écoute, pour comprendre vos besoins »… Oui, mais justement, le double vitrage, j’ai droit à quoi ? « Au niveau de l’isolation et du gain en termes de non-déperdition, il vous faut savoir que… coefficient… garantie… plus performant... » « -Mais, c’est pour ça que... » « ...le double vitrage ne représente qu’un très petit pourcentage... » Tout se mélange dans ma tête, les aiguillettes, la pièce montée, les fenêtres… « Mais, en clair, combien représente la prime ? » D’un seul coup, la pièce montée s’effondre, le canard s’abîme dans un potage saumâtre : « … plus pris en charge… il serait préférable d’effectuer un bouquet de gestes énergétiques, par exemple refaire tous les murs extérieurs, l’isolation des combles, changer la chaudière... » Ben, elle est toute neuve. Et, c’est-à-dire, les murs et tout, j’ai pas soixante mille euros sous la main, tout de suite… «…rien faire pour vous malheureusement, mais nous restons à votre écoute ».

Tout rappel à la réalité est douloureux et génère souvent une insatisfaction. En fait, j’ai juste dit, je crois, quelque chose comme : « Mais qu’est-ce que c’est ce cirque ? Vous êtes en train de me dire que le double vitrage n’a pas d’effet sur la performance énergétique ? » La petite tonalité têtue (bip… bip...) qui s’opposait à mon incrédulité m’indiquait que j’étais seul, seul pour m’accompagner moi-même dans mon projet de rénovation.

Faire son deuil de la transition énergétique

Faire son deuil, comme on dit. Ben oui, Ma Prime Renov, le portail officiel du service public de la rénovation de l’habitat, ne prenait plus en charge l’isolation des fenêtres. Un ami maçon m’a dit : « le mieux, tu achètes un bien à restaurer, et tu refais tout, les murs, les combles, le système de chauffage, tout. Là on te donnera un peu de fric ». C’est-à-dire, ce n’est pas exactement mon projet, je voudrais juste changer mes fenêtres. Une réminiscence bizarre, encore, entre Kafka et Fernand Raynaud.

Six mois plus tard, virage à 180°, l’isolation des fenêtres était à nouveau reconnue comme un geste significatif pour les économies d’énergie… Mon conseiller avait changé son prompteur. Du coup j’ai pu monter un dossier. Go !

Au début, c’est comme quand on tombe du 12e étage, tout va bien. J’ai pu remplir le dossier, sauf que je n’ai jamais reçu de mail de confirmation, c’est curieux mais bon. Il y bien quelques petits bugs de temps en temps. Juste, mon mot de passe n’est pas reconnu. Tiens, j’ai dû me tromper… ça arrive. Je recommence… error. Ah. En même temps on tape à l’aveugle, il n’y a pas cette petite fonctionnalité, là, où on clique pour visualiser le mot de passe… Bon, y’a qu’à en changer. Mais pas si simple… L’adresse mail déjà entrée étant associée à un mot de passe une fois pour toutes, il faut changer aussi l’adresse mail. Qu’à cela ne tienne, on n’a qu’à en créer une autre ! Mmh… attention à ne pas se mélanger les pinceaux avec tout ça ! Au bout de quinze jours, impossible d’entrer sur le site. Ce doit être moi qui m’y prends mal !

Je rappelle mon conseiller. D’une voix tout miel (il a cessé de me raccrocher au nez), il me dit peut-être pouvoir m’aider… mais il faut commencer par suivre la procédure ! Le protocole, voyons. Faire une réclamation en bonne et due forme, à l’aide du formulaire ! Pas facile à trouver le formulaire, soit dit en passant, mais passons les détails ; me voilà en train de faire ma demande. « Je ne peux pas entrer ». Comme l’autre, K., planté devant la porte avec un gorille qui lui barre le passage : « Pas le moment. Ou pas la bonne personne. Réessaie demain » Devant la Loi, ça s’appelle.

La machine a réponse à tout.

On se demande toujours, en lisant Kafka, s’il faut le lire comme une simple allégorie, jusqu’à quel point on peut vraiment s’identifier à ce type, est-ce que c’est un vrai roman ? A quelles conditions cela pourrait devenir une réalité ? « Bonjour, Nous accusons réception de votre message. Notre équipe va prendre en charge votre demande pour vous apporter un retour dans les meilleurs délais. » Déjà l’impression d’avoir entendu ça quelque part. Au travail ! Les choses sérieuses vont commencer… d’abord il faut fournir des « pièces » (3 mails différents pour demander 5 pièces différentes), tout ce que j’ai déjà mis dans mon dossier, il faut recommencer, le numéro fiscal, le signe du zodiaque, l’âge du capitaine… « une description détaillée des messages d'erreur avec capture d'écran ; la référence de l'avis d'imposition en complément du numéro fiscal »… tout ! La machine me prévient aimablement : « En cas de pièce(s) complémentaire(s) envoyée(s), nous vous informons qu’une vérification étant nécessaire, le délai de traitement peut être allongé ».

A ce stade, un utilisateur sur deux, pris de spasmes, a déjà jeté l’éponge. Il faut déjà être allé jusque-là… imaginons papy ou mamie en train de retaper pour la 50e fois le mot de passe (dont l’histoire ne dira jamais s’il était erroné ou, peut-être, exact), ou de chercher le formulaire sur le site… J’aurai, bien plus tard, confirmation de mes doutes par un message imprudent de l’Anah avouant à demi-mot que le problème ne vient peut-être pas du seul utilisateur, finalement : « En attendant l'identification du problème technique, nous vous invitons à tenter une connexion en "navigation privée" ». Bon courage mamie ! Et là, effectivement, ça marche ! Comme quoi…

Cela faisait maintenant un mois que j’essayais en vain de me connecter, j’ai pu enfin compléter mon dossier. Ouf ! Bientôt la fin. Il ne restera plus qu’à clôturer le dossier en envoyant la facture acquittée... Sauf que, coup de théâtre ! Finalement, à nouveau ça ne marche plus. Culpabilité, comme dirait K. : ce doit être ma faute. J’ai mal tapé le mot de passe. Pourtant, il est enregistré automatiquement sur ma session, donc aucun risque d’erreur…

J’apprendrai plus tard, quelques mois après, que 1427 autres usagers ont rencontré le même problème : « connexions défaillantes MaPrimeRenov », « impossible de me connecter », « une mauvaise blague », etc., rien que sur le site ServicesPublics+ (quel pourcentage, parmi ceux qui ont rencontré les mêmes problèmes et se sont juste découragés, ou n’ont pas eu l’énergie, c’est le cas de le dire, de témoigner sur ce site?)

L’effort pour rendre l’autre fou

A la sixième demande d’aide pour avoir accès à mon dossier, l’IA qui me sert d’interlocutrice me suggère de vérifier le paramétrage de ma boîte mail, mon navigateur, sinon de démonter entièrement ma bécane et de changer chacune des pièces pour expurger tout obstacle technique, qui ne peut venir que de moi, forcément. Là, Mamie risque de caler, normalement c’est à peu près imparable même si elle a des petits-enfants geek. J’avoue que je commence à mal dormir, il m’arrive de me réveiller en sueur la nuit en me demandant si je ne devrais pas changer entièrement d’ordi pour pouvoir bénéficier de MaPrimeRenov.

Ce n’est pas qu’ils y mettent de la mauvaise volonté, car l’IA qui répond reste toujours courtoise. Elle me propose même de m’inscrire sur France Connect+ pour améliorer mon expérience utilisateur (40 minutes seulement vous seront nécessaires, merci de vous munir de toutes les pièces justificatives). Quand ma femme a constaté que je maigrissais anormalement et que ma libido commençait à faiblir, elle m’a conseillé de voir un coach. C’est vrai que j’en avais comme des vapeurs. Je me croyais pourtant déterminé, costaud, et finalement quelques semaines de ce dialogue de sourds abîme. Il y a des techniques comme ça, pour mettre à la peine les plus résistants : la détention dans une pièce aveugle, la privation sensorielle, les tortures psychologiques…

Ah, petit détail: dans un des messages, je suis invité à répondre "par retour de mail" à une adresse "noreply" qui bloque les envois.

Comme je ne voulais pas dépenser encore pour nourrir un thérapeute en reboosting neurocognitif ni m’abrutir devant une vidéo de relaxation, j’ai fini par contacter le Défenseur des Droits. Là, grosse surprise : il y a un humain, en plus il réagit vite, il est précis, courtois et connaît apparemment déjà le dossier. « Ah, MaPrimeRenov… si vous saviez tous les problèmes qu’on a avec eux ! » Derrière sa prudence professionnelle je discerne une petite pointe à peine acerbe : « Même à nous ils ne répondent pas, c’est pour vous dire ».

Mais, contre toute attente, l’IA a répondu en une quinzaine de jours : pour dire qu’elle ne connaissait pas mon dossier et n’avait jamais entendu parler de mon numéro… Puis, après avoir insisté un peu, on recommence au point de départ : merci de fournir les pièces demandées, etc.

Space oddity

Quelles conclusions tirer de cet apologue ? Que certains services dits publics chercheraient sciemment à économiser des aides pour réduire les déficits, comme l’ampleur des non-recours pour de multiples droits sociaux pourrait le laisser penser? Comment se résoudre à croire une chose pareille, même si, de l’aveu du Défenseur des Droits lui-même, et je lui fais confiance, le seul site avec lequel il n’y a jamais de bug est celui des Impôts. Il faut prendre un peu de recul. Déjà, s’habituer, mais n’est-ce pas déjà le cas ? à ces interactions un peu lunaires avec des machines programmées, sinon pour décourager, du moins pour faire respecter une sorte de périmètre de sécurité autour des plateformes qui déjà, en grande partie, se sont substituées à ce qu’il était convenu autrefois d’appeler un interlocuteur humain. La froideur kafkaïenne de la machine, sinon son machiavélisme automatisé, douche assez fermement les réactions un peu nerveuses d’un nombre croissant d’usagers qui ont fâcheusement tendance à agresser les quelques guichetier-e-s encore en circulation (avec leur effectif standard de deux cents personnes chacun ; comme à France Travail ou à l’Education Nationale). Il y a une certaine dignité de l’algorithme en délégation de service public : si vous l’insultez, il reste imperturbable. Mais il ne transige pas sur les pièces jointes, et ne vous offrira jamais un hamburger comme cet employé de McDo qui s’était fait virer après avoir craqué et nourri un SDF aux frais du restaurant.

Deuxièmement, l’importance de la rhétorique, même en informatique : l’antiphrase est une figure de style bien connue. Par exemple : « La France est bien placée en matière de programmation de la transition écologique », la situation dans les services des urgences est « un peu mieux que l’été dernier », la qualité de l’eau distribuée en France est conforme à la réglementation.

Bien au-delà de la simple rhétorique communicationnelle, l’antiphrase est un mode de gouvernance dont on ne peut qu’admirer l’efficacité. Dire le contraire de ce que l’on fait, comme dans 1984 d’Orwell, n’est plus une simple ficelle anecdotique de marketing politique, c’est un projet de société, réalisé performativement, bien que de façon inversée. Ce n’est pas le procédé qui surprend : on enseigne aujourd’hui l’art oratoire presque partout, du bac à Sciences Po et aux concours d’éloquence généralisés, surtout depuis qu’on a supprimé les concours écrits qui coûtaient trop cher), c’est la bonne volonté avec laquelle tout un-e chacun-e s’y laisse prendre avec un consentement joyeux.

Car il y a aussi l’euphémisme, qui renvoie, lui, à notre perception quotidienne, l’univers mental de M. et Mme Toutlemonde qui rechignent à se faire un ulcère devant tout cela et ont bien du mal à se dire que cela pourrait être un mode organisationnel concerté. Si nous préférons nous dire « bah, de toute façon, on va le faire aller », ce qui, dans le vocabulaire des experts en neuro-économie, porte le nom miraculeux de « résilience », les choses peuvent encore continuer à se dégrader encore un peu. La bonhomie, même râleuse, des classes moyennes, certes énervées, mais finalement conciliantes, au nom d’un pacte social qu’elles croient encore en place, fait fond sur des dispositions séculaires au compromis plus ou moins centriste et au « juste milieu » aristotélicien. Que pèsera-t-elle demain, que pèse-t-elle aujourd’hui face à des dispositifs automatisés pour qui la bienveillance ou la confiance ne sont autre chose qu’une figure de style, comme le « cordialement » de fin de mail ?

Avant le « mode secours », le mode bien « dégradé » (derrière les oreilles)

Que veut dire l’expression, de plus en plus fréquemment entendue, « mode dégradé » ? Selon Wikipedia, « fonctionner en mode dégradé, c'est tenter de fournir le service jugé indispensable, en manquant de ressources complètes ou fiables ou régulières ». Qui ne se sent pas concerné ? En fait, le terme vient, comme la plupart des inventions disruptives et des coups de génie technologiques, du domaine militaire : dans l’armée, on se doit d’anticiper les coups durs. D’où l’importance cruciale d’envisager les scénarios-catastrophe, pour se préparer au pire. Dans le vocabulaire militaire, le « mode dégradé », de « niveau 1 » puis « de niveau 2 », est ce qui précède immédiatement le « mode secours ». A côté de ces syntagmes souriants, on peut d’ailleurs retrouver tout un vocabulaire qui nous est, par la force des choses, devenu familier : « résilience » (décidément) ; « solution palliative » (on n’oubliera pas que les soins du même nom ne le sont tellement plus que les pouvoirs publics ont dû accoucher d’une nouvelle loi sur la fin de vie) ; « durée d’interruption acceptable » (on pourrait se demander aux yeux de qui ?) ; voire, et cela concerne au premier chef nos amis assureurs, « gestion du risque »1.

1 https://www.vie-publique.fr/rapport/37437-enjeux-de-la-numerisation-des-armees

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