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Julien Cueille

Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 25 janvier 2025

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Parcoursup vous remercie de votre participation, et vous souhaite bonne route

Parcoursup, comme toute intelligence artificielle, n’est que le lieu où se révèlent nos symptômes, en ce sens plutôt espace scénique : on n’a que les algorithmes qu’on mérite.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quatre bulletins en tout et pour tout, deux en Première (où on fonctionne par semestre), deux en Terminale (seul le 2e trimestre peut être pris en compte à temps). Quatre bulletins qui vont décider de tous les choix d’études (et il y en aura, statistiquement, beaucoup) tout au long de la vie. Il ne faut pas se louper ; d’aucuns n’étaient pas sérieux, à dix-sept ans.

« Msieur, c’est noté ? » Comme chaque semaine, mes élèves ont trois ou quatre « évaluations » (à l’attention des boomers : on ne dit plus « contrôle »), qui compteront à la fois pour le bac (contrôle continu oblige), mais aussi, et surtout, pour Parcoursup.

Parcoursup : sans doute un des noms du démiurge chez les Gnostiques (le démiurge est celui qui a fabriqué le monde de travers). C’est le bac tous les jours, voire le Jugement. Certes, tout le monde a le bac, sauf décrochage ou dépression, mais après, c’est autre chose ; après le verdict de théâtre, on se retrouve, comme K., devant la Loi : celle du réel. Quel dieu pervers ou quel cruel « daemon » (au sens informatique) a accouché de ce dispositif ? Si nous sommes bien indéniablement dans une société de contrôle, la notion d’évaluation amène une dimension supplémentaire : dans le contrôle, il y a, au moins en apparence, un pilote dans la machine. L’évaluation, elle, « fonctionne » toute seule. « Ça note ».

S'auto-évaluer en boucle

Ça note, à tous les étages. Comme les élèves, qui des bancs du CP à la Terminale (et évidemment bien au-delà) sont en permanence « évalués », le système éducatif l’est aussi ; comme notre politique budgétaire et la dégradation de sa note. Après « l’effondrement » Pisa l’an dernier, l’enquête Timss, qui concerne les maths, a décerné le bonnet d’âne à la France, bonne dernière en maths en CM1, mais, grâce à un sursaut héroïque, avant-dernière en 4e1. Qui évaluera les évaluateurs ? La réponse est dans la question : personne, sinon la machine qui, au fond, s'évalue elle-même, douée qu'elle est de cette capacité de métacognition si recherchée par les psychologues cognitifs, et qui fait si souvent défaut aux agents économiques que nous sommes.

Les "spécialistes" de l'éducation proposent des "formations" (ou une nouvelle réforme?), et/ou, surtout, de recourir à l'IA pour "accompagner les apprentissages". Pendant ce temps, les spécialistes de la "santé mentale" proposent des plans santé mentale pour tenter d'enrayer la montée des dépressions, anxiétés et tendance suicidaires chez les jeunes (plus de la moitié des jeunes interrogés présentent des plaintes psychologiques ou somatiques récurrentes, selon l'enquête 2024 de SPF2). Et d'autres spécialistes s'inquiètent des crises démocratiques (voir Peter Turchin, le Chaos qui vient3), sociétales ou, mais il s'agit encore d'autres spécialistes, environnementales. Sans parler des crises géostratégiques.

Trouble dans l'apprentissage : le fantôme dans la machine

Ce qui ne vient pas à l'idée de ces experts tous si pointus dans leur domaine, c'est que ces différentes crises pourraient être l'expression d'un même malaise, cette atmosphère de fin du monde et de déliquescence que les jeunes ressentent profondément bien qu'ils n'en aient pas les clés, pas plus que nous d'ailleurs. Quelque chose qui sent le cadavre au royaume du Danemark ? (cela dit, le Danemark a de bons résultats à Pisa).

Pourquoi un élève sur deux en Sixième ne sait pas répondre à la question « Combien y a-t-il de quarts d’heures dans ¾ d’heure ? »4 Pourquoi autant de lycéens butent-ils sur des mots de vocabulaire courants, par exemple « superflu », « articuler » ou "lucide", et ignorent massivement, par exemple, encore en classe de Première ou Terminale, la révolution galiléenne, la théorie du Big Bang, sinon la date de la Révolution Française ? Pourquoi tant de lycéens ont eux-mêmes une vision aussi noire de leurs propres capacités, un "sentiment d'impuissance acquise": innombrables sont ceux qui me parlent de "baisse du niveau", alors qu'il ne s'agit pas tant d'un problème de "niveau" que d'un problème de relation.

Relation aux autres, relation à soi-même, et mise en relation de concepts. "Transfert", comme on dit en pédagogie... Savoir réutiliser des données, connecter des notions entre elles: mais cela, c'est désormais le travail des machines. Ils ont externalisé l'apprentissage, sous-traité leur intelligence à des systèmes experts. "Msieur, j'ai une appli qui m'a fait une fiche, il suffit de prendre en photo le cours, et l'appli génère automatiquement des questions-réponses!" Magie de la technologie: c'est l'algorithme qui a appris au lieu de l'élève.

Pourquoi un élève sur six est-il réputé porteur de "troubles", chiffre sans doute sous-évalué au regard du tableau clinique que les professionnels de l'adolescence peuvent observer chaque jour, mais dont les causes et les symptômes vont bien au-delà du "neurodéveloppement". Gageons que les experts sauront trouver le remède: méthylphénidate, et/ou ordinateur. Ou peut-être la psychologie positive? Et continuer à financer les formations privées, dont le nombre et les profits explosent, avec l'argent public (financement dont un rapport parlementaire resté lettre morte dénonçait il y a quelques mois la carence de contrôles5).

L'affaiblissement des fonctions de l'Idéal du Moi sous l'effet des déstructurations sociétales, notamment chez les jeunes générations, a produit un peu partout, dans les dernières décennies, un sentiment d'apathie et d'égarement. Ce n'est pas un problème pour politologues, ni un problème pour pharmacologues, ni un problème pour économistes, ni un problème pour entrepreneurs de l'EdTech, c'est un problème global dont nous n'avons pas commencé à prendre la mesure, mais dont nous subissons les retombées nucléaires.

Le spectre de l'échec

En 2024, plus de 31% des candidats Parcoursup n'ont pas intégré de formation à la fin de la procédure, chiffre effarant. Plus d'un candidat sur 5 ayant reçu une proposition n'a pas été au bout de la procédure Parcoursup, et plus de 13% (125 500) n'ont tout simplement reçu aucune proposition de la plate-forme. Cela fait au total près de 300 000 candidats dans la nature, presque un tiers ; 22 % chez les seuls lycéens6. L'argument souvent allégué est qu'ils ont "d'autres projets". Sans aucun doute, mais lesquels? Sachant qu'aujourd'hui la plus grande partie des offres, même privées, transitent par la plate-forme, que reste-t-il à ceux qui n'ont pas les moyens de s'offrir une année de voyage ou de travailler dans l'entreprise familiale ? Ou de s’acheter un « bachelor » non reconnu par l’État, pour finir parfois auto-entrepreneur pour une (autre) plate-forme ?

Quant à ceux qui auront tenté, par exemple, l'Université, où seule une petite moitié d'étudiants parvient à obtenir la licence en 4 ans, un gros tiers seulement en 3 ans, que deviennent-ils ? A peine 53% des étudiants en réorientation (dont la population ne fait que croître) ont intégré une nouvelle formation à la rentrée suivante. "Voeu de précaution" ? Peut-être, mais il n'y a pas 47% de voeux de précaution.

Au vu des parcours souvent bien peu linéaires dans le supérieur, on peut s'interroger sur le devenir de ces jeunes dont aucune enquête ne semble en mesure de dire où ils se trouvent. Mais l'algorithme fonctionne parfaitement, pas de bug apparent, et un sondage CSA (questionnaire auto-administré) indique que tout va bien. Les indicateurs sont au beau fixe.

Mais, et les (rares) défenseurs de la plateforme (une de plus, avec Uber, Deliveroo et AirBnb) ont entièrement raison sur ce point, la faute n’en revient pas à l’algorithme en tant que tel. Celui-ci, comme toute intelligence artificielle, n’est que le lieu où se révèlent nos symptômes, en ce sens plutôt espace scénique, ou cabinet d’analyste : on n’a que les algorithmes qu’on mérite. Faire éclater au grand jour le degré, et la nature, de ce « nouveau malaise dans la culture », qu’on pourrait baptiser « effondrisme », c’est un bien grand mérite. Si la crainte de l’effondrement nous envahit, disait Winnicott, c’est que celui-ci a déjà eu lieu.

1https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/12/04/mathematiques-la-france-toujours-derniere-d-europe-et-championne-des-inegalites_6429051_3224.html

2https://www.santepubliquefrance.fr/presse/2024/sante-mentale-et-bien-etre-des-adolescents-publication-d-une-enquete-menee-aupres-de-collegiens-et-lyceens-en-france-hexagonale

3Le Cherche-Midi, 2024.

4étude menée par le Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale (CSEN) en 2023, https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/10/02/mathematiques-nouvelle-alerte-sur-le-niveau-des-eleves-de-sixieme_6192027_3224.html

5https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/25/enseignement-superieur-prive-veillons-a-ce-que-la-commercialisation-des-formations-ne-depasse-pas-des-limites-acceptables_6413115_3232.html

6https://www.lemonde.fr/campus/article/2024/10/07/sur-parcoursup-moins-de-propositions-ont-ete-faites-aux-candidats-en-2024_6346096_4401467.html

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