" Tous les élèves entrant au lycée seront désormais accompagnés, à la maison, d’un outil d'IA de remédiation ou d’approfondissement en français et en mathématiques (…) La France sera ainsi le premier pays au monde à généraliser à l’ensemble d’une classe d’âge un outil d’élévation du niveau fondé sur l’intelligence artificielle."1 Seul un dieu pourrait nous sauver, disait Heidegger. Déjà, de petits robots répétiteurs comme « Jules »2 existent, dans les collèges et certaines écoles, pour booster les apprentissages… et pallier l’insuffisante attractivité du métier d’enseignant. Or le robot, nous dit-on, atteint sa pleine efficacité… quand il ressemble à un humain, dont il imite de plus en plus parfaitement les traits, les capacités d’empathie, les interactions.
Le site de l’OCDE nous l‘indique : « Les robots dans les systèmes éducatifs se divisent en deux catégories : les robots qui servent à enseigner et à insuffler de l’enthousiasme aux enfants » (sic) « et, plus récemment, les robots enseignants. (…) Leur potentiel tient principalement à leur capacité d’offrir du tutorat individuel et une présence physique, celle-ci ne faisant pas partie de l’apprentissage classique assisté par ordinateur (…) Leur nature physique se prête aux interactions avec les apprenants du monde réel, et leur présence sociale est plus grande, ce qui améliore les résultats d’apprentissage 3» A terme, on pourrait espérer que la recherche et l’évolution des technologies parvienne à ce résultat novateur : le meilleur outil éducatif ressemble comme deux gouttes d’eau à un être humain.
Déléguer sa pensée aux machines ?
Depuis Google, le savoir n’habite plus les livres ; il est désormais possible de sous-traiter l’acte même de penser. La peur d’apprendre4, la résistance à l’apprentissage qui se manifeste chez une partie des élèves, et leur réticence à assimiler un savoir externe perçu comme un corps étranger, a pour corollaire une tendance inverse à déléguer à l’extérieur un certain nombre d’opérations mentales. C’est ce que les générations plus âgées connaissaient déjà avec l’ « effet calculatrice », puis l’ « effet GPS » : comme si certaines compétences, comme le calcul mental ou la lecture d’une carte géographique, devenaient subitement frappées de paralysie, lorsque le recours à la machine est à portée de clic. Lorsque je demande par exemple à mes élèves de Terminale de donner la définition d’un mot tout à fait courant comme « bonheur », « contrainte », « étonnement », etc., aussitôt ils ont le réflexe de chercher sur leur smartphone. De même, lorsqu’il est demandé de répondre à une question de réflexion personnelle, ou simplement… de chercher un exemple. La paralysie qui semble frapper un grand nombre d’élèves face à des tâches pourtant jugées convenables à leur âge et à leur niveau de formation pourrait-elle s’expliquer par une tendance à externaliser le travail de la pensée ?
Selon Boimare, nous serions passés, pour certains élèves, de la peur d’apprendre à l’empêchement de penser.5 Exagération ? Peut-être. Boimare, quoi qu’il en soit, n’incrimine pas particulièrement les outils numériques. Mais peut-on ignorer leur rôle aujourd’hui, quand la durée moyenne de temps passé sur un écran s'élève, dit-on, à 32 heures par semaine tous âges confondus, évidemment plus chez les ados, qui y consacrent officiellement 36 heures ? Quiconque s’engage dans la voie dangereuse de critique des outils numériques court un risque très élevé d’être taxé de « technophobie », malgré les recommandations médicales de plus en plus convergentes et fréquentes pour encadrer les pratiques jugées excessives, et les alertes très documentées d’un directeur de recherche à l’Inserm6. Sans considérer les outils technologiques comme une cause absolue, notre hypothèse serait que ces outils renforcent et entretiennent une tendance des individus angoissés par l’apprentissage, à résister au travail d’élaboration psychique, et de s’en remettre, pour le meilleur et pour le pire, à ce que l’on a, c’est le cas de le dire, sous la main : l’intelligence machinique7.
Le dieu numérique, un sujet « supposé savoir »
Bien entendu, l’omniprésence des outils technologiques est une incitation forte à la délégation de l’activité cognitive. Qui d’entre nous ne cède à la facilité d’utiliser l’algorithme, plutôt que de s’astreindre à fournir un effort, même bref ? Tout objet technique est une « prothèse » : comme on prend l’habitude d’utiliser sa voiture plutôt que de marcher dix minutes, il est évidemment tentant, surtout lorsqu’on est connecté en permanence, de s’adresser au « dieu web », celui qui est « supposé savoir », comme aurait dit Lacan. La banalité de ce dieu n’exclut pas son caractère sacré8. A défaut d’être solennelle ou effrayante, cette divinité est bel et bien omniprésente. Plus qu’à propos du web, on peut parler de « sujet supposé savoir » ou de « grand Autre » (soit Dieu chez Lacan…), puisque ce « trésor des signifiants » que représente l’ensemble des données disponibles sur Internet a désormais des allures de sujet. L’intelligence artificielle n’est pas un sujet ; ce n’est qu’une machine. Mais cette machine peut réussir le test de Turing9, ainsi qu’un grand nombre de concours universitaires , d’où le risque de prendre, au moins inconsciemment, pour un sujet ce qui n’en est pas un. La question des robots humanoïdes, soulevée avec une grande pertinence dès 2015 par Serge Tisseron10, risque de prendre de plus en plus d’importance dans un avenir proche.
La nouveauté depuis quelques années, c’est que les compétences machiniques, naguère confinées à certaines opérations bien spécifiques, comme le calcul par exemple, s’appliquent désormais à presque tous les domaines du savoir : pas seulement le quantifiable, mais tout ce qui est de l’ordre du factuel, du vérifiable : les dates en histoire, les théorèmes ou les théories scientifiques, l’histoire littéraire, etc. Combien de fois ai-je surpris mes élèves, en train de vérifier sous la table, sur leur petit dieu de poche, si ce que j’avançais (un événement, une statistique, un fait, qu’importe) était bien vrai ! Mais les progrès de l’IA permettent désormais d’aller bien au-delà du factuel. Face à un sujet de dissertation, une explication de texte, une question scientifique, et aussi un sujet d’invention littéraire, sans parler des productions plastiques ou musicales qui inondent aujourd’hui nos écrans, la machine a la réponse. Une réponse, contrairement à la rhétorique convenue, tout à fait acceptable et capable de faire illusion : prétendre le contraire n’est qu’une manière de se rassurer, face à des progrès, au sens propre, exponentiels11.
Le smartphone, mon disque dur externe ?
L’hypothèse que je voudrais défendre ici s’étaye sur les remarques des collègues que j’ai interrogés12, qui dans leur immense majorité incriminent, spontanément, l’effet du recours aux outils numériques, principalement le smartphone, sur les compétences cognitives des apprenants (il n’est pas question ici de ses effets en termes de dépendance ou de relations interpersonnelles). L’externalisation vers des outils technologiques serait un facteur déterminant, bien que nullement unique, ni univoque, de la perturbation de certaines fonctions cognitives. Voyons quelques exemples tirés des pratiques de classe.
Le phénomène du « copié-collé d’Internet » est davantage visible dans les disciplines dites littéraires : en sciences, il est plus difficile à détecter, car un corrigé ressemble beaucoup plus à un autre corrigé13. En philosophie, jusqu’à l’avènement de Chat GPT, les élèves cherchaient des réponses sur Google et proposaient souvent un mixage plus ou moins heureux de différents sites. La fréquence de ces copies issues de sites web était devenue telle que la plupart des collègues ont dû purement et simplement renoncer à donner des devoirs à faire à la maison14. Dans les devoirs en classe également, les élèves demandent souvent s’ils peuvent utiliser leur smartphone.
Depuis longtemps déjà, lors de séances en classe de recherches sur ordinateur, la quasi-totalité des élèves, au lieu de formuler des requêtes avec des mots-clés, écrivaient directement sur la barre URL une question, par exemple, si je leur demande leur avis sur la notion de progrès de l’humanité « quel est l’avis sur le progrès de l’humanité ? », ce qui laisse l’enseignant rêveur. Quelques rares élèves tapaient des expressions ou mots-clés, mais si je demandais par exemple de chercher des arguments (contradictoires) sur la peine de mort, ils tapaient presque toujours « peine de mort avantages » ou même « peine de mort bien ou mal ».
Avec Chat GPT, la requête est bien, désormais, un dialogue avec une I.A., même si, à l’heure où j’écris ces lignes, elle n’est pas encore incarnée dans un avatar. La posture du demandeur ou de la demandeuse est donc clairement sur le mode de la demande d’assistance, et non de la construction d’une requête où le-a requérant aurait un rôle actif. Il s’agit d’une posture passive, qui ne requiert qu’une élaboration minimale, et revient à une dévolution non seulement de la solution, mais, à la limite, de la formulation du problème, à la machine. En effet, même une requête maladroite, mal formulée, et bien entendu mal orthographiée, peut aboutir à des résultats pertinents pour la tâche demandée.
Quelques questions, pour finir
Pisa, qu’il ne faut pas réduire à un palmarès, montre bien quelque chose, malgré ses évidentes limites. Derrière les performances scolaires, qu’est-ce qui se cache ? Bien sûr, la France est le pays de l’Union européenne dont les effectifs par classes sont les plus lourds (par exemple, 9,2 élèves par enseignant de plus qu’en Allemagne à l'école maternelle, et 14,9 de plus en élémentaire). Un élève français sur deux se plaint du bruit et du désordre en classe. C’est, d’ailleurs, aussi le pays où les inégalités sociales influent le plus sur les résultats scolaires, avec la Roumanie, la Slovaquie et la Hongrie (et la Belgique). Mais cela n’est pas retenu par les analystes de l’OCDE : ce ne sont pas des explications pertinentes. Que reste-t-il ? Pourquoi est-il réellement devenu si difficile de faire cours à 30, 33, 36 en lycée ? Pourquoi un élève sur deux en sixième ne sait pas répondre à la question « Combien y a-t-il de quarts d’heures dans ¾ d’heure ? » Pourquoi autant de jeunes butent-ils sur des mots de vocabulaire courants, comme « superflu », « singulier » ou « articuler » ? Nous ne sommes pourtant pas des réactionnaires, et nous nous sentons coupables ne serait-ce que d’évoquer fugacement l’idée d’un accroissement des difficultés scolaires indépendamment des facteurs sociaux. Il faudrait reprendre sérieusement le dossier, et l’actualiser. La propension presque systématique des pouvoirs publics (si peu publics) à proposer des solutions algorithmiques (l’IA), interroge, et tout autant notre complaisance à cet égard.
1 Lettre de M. Gabriel Attal, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, aux personnels de l'éducation nationale sur la mobilisation pour l'élévation du niveau scolaire, le 5 décembre 2023
2 Ses bénéfices, à en croire le site des collèges qui l’utilisent, sont nombreux : « favoriser l’autonomie de l’élève et le développement de compétences de recherche », « des contenus personnalisés », « augmenter la « valeur ajoutée » des séances », « il apporte des réponses concises aux questions simples »… quand la classe ne le permet pas toujours. Sandrine Ventana, chef de projet Devoirs Faits au CNED, explique que Jules pratique même la pédagogie différenciée.
3« Perspectives de l'OCDE sur l'éducation numérique 2021 :Repousser les frontières avec l'IA, la blockchain et les robots », sur le site https://www.oecd-ilibrary.org
4 Pour reprendre un titre fameux de Serge Boimare, L'enfant et la peur d'apprendre, Paris, Dunod, 1999.
5Du même Boimare, Serge : Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008.
6Michel Desmurget, La Fabrique du Crétin Digital.
7Je développe ces hypothèses dans un livre à paraître en septembre 2024 aux éditions Eres.
8 « Usages du numérique », février 2023, en ligne sur le site gouvernemental https://www.vie-publique.fr/en-bref/288030-barometre-du-numerique-les-chiffres-cles-2022; concernant les jeunes, sondage effectué auprès de 4.000 enfants et/ou parents par Ipsos avec Bayard/Milan et UniqueEtude Association e-Enfance/3018-Caisse d’Epargne sur le cyberharcèlement chez les 8-18 ans (2023), en ligne : https://e-enfance.org/temps-decran-24-des-8-18-ans-ne-tiendraient-pas-plus-d1-heure-sans-leur-smartphone/
9Test permettant de discriminer une intelligence artificielle d’un humain
10 Le jour où mon robot m’aimera, Paris, Albin Michel, 2015.
11 Rappelons qu’un ordinateur quantique effectue en trois minutes des opérations qui demanderaient 10000 ans à un ordinateur classique.
12 J’ai construit un échantillon de cinquante personnels enseignants du lycée où je travaille, en essayant d’équilibrer différentes « tendances » pédagogiques (tout en respectant l’équilibre des forces au sein du lycée, qui penche nettement du côté des pédagogies actives), mais aussi hommes et femmes, les âges, et les services, soit les séries technologiques, les séries générales, et aussi quelques classes préparatoires.
13 L’application Photomath par exemple permet de donner instantanément le résultat d’un problème de maths, et même les différentes étapes de la démonstration, à partir d’une simple photo d’un énoncé papier.
14 Par ailleurs, les évaluations de ce genre de fraudes donnent très souvent lieu à des conflits longs et pénibles, avec les élèves, qui nient dans la quasi-totalité des cas, voire avec leurs familles.
Ce texte a initialement fait l'objet d'une parution dans la revue Dialogue n° 193 éditée par le Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN) que je remercie.