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Julien Cueille

Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 26 décembre 2023

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« Pas de souci » (le grand remplacement des profs, épisode 5)

« En vrai, ça va »... « Pas de souci ». En fait, bon nombre d'ados relèvent du tableau symptomatologique classique des névrosés de guerre : inquiétudes, irritabilité, insomnies, perte de toute confiance en soi et dans les autres. Pourquoi la pédagogie « feelgood » adossée à une neurologie de surface a-t-elle autant besoin d'occulter le malaise?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« En vrai, ça va ». Justin ne décolle pas du 8 de moyenne dans presque toutes les matières, son bulletin trimestriel est constellé d’appréciations désobligeantes sur ses lacunes méthodologiques et son peu d’empressement à suivre les recommandations qui lui sont faites. Ilona, elle, a manqué 96 heures de classe, sous des prétextes divers, elle n’a pas de moyenne dans plusieurs disciplines car elle ne vient pas aux évaluations, son ambition est d’être avocate, mais « en vrai, ça va ». C’est la formule rituelle par laquelle la plupart des élèves en grande difficulté commentent eux-elles-mêmes leur parcours lorsque je leur demande où ils en sont. « Pas de souci » ? (ce qui, traduit, veut dire « gros malaise »). Certain-e-s, bénéficiaires d’un PAP (projet d’accompagnement personnalisé pour élèves porteur-se-s de troubles « dys » ou autres), ou d’un autre document homologué, ajoutent : « J’ai droit à un ordinateur ». Le marché du handicap, qui préempte la difficulté scolaire et la surdétermine, rencontre le business des fournitures numériques : rappelons que l’entreprise SPIE ICS, dont la « vocation est d’accompagner la transformation numérique responsable de (ses) clients », distribue  61 000 ordinateurs par an aux lycéens et apprentis de la région Occitanie. Les autres Régions font de même, et les départements s’y mettent. Est-on encore loin du digital learning promu par d’innombrables agences en ligne, et de « l’IA au service de la formation » ? On ne voit guère d’autre horizon de remédiation à court terme. Par manque d’imagination, ou complaisance paresseuse aux horizons du business.

Cela ne règle pas la question de l’écoute des élèves. Je peux témoigner qu’il suffit parfois d’un entretien personnalisé où l’on va « regonfler narcissiquement » le jeune, en lui disant qu’on a confiance en elle-lui, en lui montrant qu’on veut l’aider, en l’aidant effectivement pour que cela porte des fruits. Les exemples sont innombrables. Un simple regard ou un geste peuvent suffire, ou en tout cas favoriser une éclosion. Le simple fait de s’adresser directement à l’élève permet parfois de lever un blocage. Oui, sans aucun doute, certain-e-s collègues manquent parfois de cette qualité qu’il est désormais convenu d’appeler empathie ; une littérature pédagogique abondante existe depuis bien longtemps sur ce sujet. Le mouvement pédagogique auquel j’appartiens depuis vingt ans, le Groupe Français d’Education Nouvelle, était en pointe sur cette question d’« encapacitation » de l’élève, un siècle avant l’adoubement des sciences cognitives. Mais que faire lorsque même cela ne suffit pas ? Car Justin et Ilona ne sont pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les victimes expiatoires d’un acharnement aveugle de professeur-e-s ignorant-e-s des avancées conjointes de la biologie du cortex et rétifs aux bienfaits de la communication non-violente. Sans avoir forcément été présent-e-s à leur mariage (je parle de celui des neurosciences et de la psychologie positive), je peux affirmer que bon nombre de mes collègues sont même sympathisant-e-s des deux.

Diagnostics à l’emporte-pièce

Il faut, de toute façon et en toute chose, des diagnostics. S’agissant de la situation de l’école, dont on sait bien qu’elle est grave, de deux choses l’une : soit les équipes enseignantes sont désespérément hostiles à toute forme d’écoute et de bienveillance, soit c’est le système français (du collège unique) qui va mal, et il faut alors rajouter des stages en entreprise et du tri social. En fait, l’une et l’autre explication ne sont pas incompatibles ; et il s’agit alors des noces, cette fois, de l'ordre conservateur et de l’esprit managérial. Les plus polis parmi les esprits chagrins se contentent de suggérer qu’il faudrait mieux « former » les enseignant-e-s. Tout le monde tombe à peu près d’accord sur ce point, et sur ce terme : formation. Du côté des autorités de tutelle, on entend par là recruter des bachelier-e-s (ou des chômeurs-ses) pour une formation express visant à boucher, au moins sur le papier, quelques trous béants ; du côté des apôtres de la bienveillance et autres gourous du développement personnel, on voudrait instaurer la révolution de l’empathie. Personne ne semblait y avoir songé jusque là : ce qui manquait sans doute aux disciples de Meirieu, c’était la posture de la « girafe », pacifique et à l’écoute. Les sciences de l’éducation n’avaient pas encore rencontré le Livre de la Jungle. La génération des IUFM était-elle, d’ailleurs, trop laxiste, ou trop autoritaire et « malveillante », ou tout cela en même temps ? On ne sait plus, et d’ailleurs la génération actuelle hésite, elle aussi, entre uniforme et empathie. Entre Catherine Guéguen et Jean-Michel Blanquer, qui croire ? La cohérence n’est pas évidente non plus. Pourtant, le prodige pourrait être que l’une et l’autre soient deux faces du même visage : celui de Stanislas Dehaene ? (que l’on ne peut en aucune façon comparer à celui de Lord Voldemort, je ne risque la comparaison qu’en référence au premier épisode d’Harry Potter où Voldemort se cache à l’arrière de la tête d’un autre personnage qui lui sert en quelque sorte de porte-greffe).

« Ce n’est pas moi, c’est mon cerveau »

Ainsi Catherine Guéguen propose-t-elle ces analyses très (trop ?) accessibles : « Reprenons l’exemple (…) de l’enseignante en colère qui trouve ses élèves bruyants et inattentifs qui lui font dire « Ils sont insupportables ! » Elle peut rester avec cette grande colère et se dire « C’est à cause d’eux que je suis en colère (…) Je n’y peux rien ». Elle peut aussi prendre le temps de se relier à tous les sentiments que cette situation provoque chez elle (…) « En fait, je me sens fatiguée (…) Je me rends compte que je suis délaissée, impuissante, et même incompétente » ». C’est clair. Les neurosciences étant des sciences exactes, on sait aujourd’hui avec certitude que la colère de l’enseignant-e repose sur un déficit de compétences socio-émotionnelles. Il manque une formation. Effectivement, l’enseignante n’y peut rien.

De l’autre côté du bureau, les problèmes d’apprentissage de l’élève sont désormais en passe d’être résolus, depuis que l’on sait, avec certitude et même exactitude, que « l’apprentissage modifie les circuits neuronaux ». Les élèves aussi le savent : « Ce n’est pas moi, c’est mon cerveau » est une phrase authentique. En effet, naguère on pensait que la pédagogie permettait de faciliter les apprentissages, par des dispositifs didactiques, un dialogue réflexif sur le métier, voire des mesures de politique éducative comme les ZEP, les REP, les RASED ou autres aides individualisées, sans parler de la pédagogie institutionnelle qui semble désormais d’avant-avant-hier. Aujourd’hui, la science permet d’affirmer que ce sont les circuits neuronaux qui sont impactés : « ce sont les synapses qui augmentent leur efficacité suite à un apprentissage, facilitant ainsi le passage de l’influx nerveux dans un circuit particulier ». Cela change tout : on peut d’ailleurs, grâce à l’interface, passer le curseur de la souris sur les différents lobes du cerveau, dont « chacun (des) hémisphères dépliés serait aussi grand qu'une pizza extra-large ! » Ce qui donne à réfléchir. Trop d’adrénaline ? Trop de cortisol ? Vous reprendrez bien un peu d’huile pimentée ?

Cartes mentales

La psychologie positive a prospéré sur le fumier des neurosciences comme une fleur improbable. On aurait pu penser que la cartographie du cerveau allait révéler la complexité des relations pédagogiques, autant que des réalités psychiques. Elle les a outrageusement simplifiées, devenant ainsi accessible au plus grand nombre, à moins que ce ne soit l’inverse : le plus grand nombre de client-e-s potentiel-le-s est devenu accessible au marketing. Il n’y a plus de « malentendu socio-cognitif » ni d’ « ambivalence psychique », vocabulaire devenu inaudible des « sciences humaines » du siècle dernier : seulement un « attachement » plus ou moins sécure, testable par des marqueurs biochimiques. Il n’y a plus de sciences humaines d’ailleurs, mais différentes annexes des biotechnologies. Plus d’enfants tiraillés entre des affects contradictoires, mais seulement des émotions, au nombre de six (pas une de plus !) : ce sont les réactions psychophysiologiques que nous aurions en commun avec l’animal, comme l’attachement d’ailleurs. La combinatoire est plus simple, et le calcul plus rapide, quand on réduit la sphère intime à des réflexes behavioristes, qui plus est en petit nombre. Il est plus aisé de soumettre cela à des algorithmes, ou à des expérimentations de type dressage comportemental, ou économie comportementale. Le monde intérieur peut être externalisé : soit on le confie à un programme automatisé, soit à un thérapeute cognitivo-comportemental ; la différence entre les deux est subtile. Pratiquement, on peut faire comme si mon monde interne n’était qu’une carte mentale. Quant à l’inconscient, il est désormais réinterprété comme « bug » de la machine, ou erreur de transcodage. Il suffit de « reprogrammer ». Pas de souci.

Au-delà du principe de plaisir

Mais pourquoi la seule "bienveillance" est-elle au programme? Pourquoi faut-il que la neuropédagogie soit justement « positive » ? Certes, l’ennui, la jalousie, voire la haine, entre autres, ne font pas partie, officiellement des émotions, puisque pas concrètement lisibles sur l’IRM d’un cerveau de rat. Mais la colère et la peur ? Pourquoi faut-il les enfouir, les occulter, on aurait dit jadis les « refouler » ? Et que faire des affects tout négatifs que chaque enseignant-e a le loisir d’observer dans les classes, à savoir le sadisme parfois déchaîné, et, plus courant encore, le masochisme forcené d’un grand nombre d’ados qui mettent toute leur énergie à contrer les projets émancipateurs que leurs aînés s’efforcent de leur imposer plus ou moins adroitement ? Lorsque je propose de l’aide à mes élèves les plus en difficulté, je suis assuré de me heurter à un refus poli dans les trois quarts des cas. Le service « persévérance scolaire » qui propose des remédiations, des tutorats à la demande, doit faire face à un taux presque aussi élevé de rendez-vous non honorés. Certain-e-s élèves semblent particulièrement attaché-e-s à se mettre en échec eux-elles-mêmes, en ne rendant pas de copie le jour du devoir, en abusant de toxiques, en  faisant en sorte de ne pas prendre le cours ou de ne jamais respecter les consignes. La psychologie positive est d’autant plus à la peine que l’on ne trouve pas de cortisol dans la substance blanche du jeune cerveau, et que le-la prof dûment formé-e a bien répété la consigne à l’élève sans s’énerver. Mais peut-on grandir, en réalité, sans colère et sans affects négatifs?

Les ados de dix-sept ans que je côtoie chaque jour me confient leurs problèmes de sommeil : non qu’ils-elles fassent la fête, ils-elles voudraient dormir mais ne parviennent pas à trouver le sommeil, hanté-s- par des angoisses majeures, même en vacances. Le stress de Parcoursup y contribue, le contrôle continu aussi (pas une semaine de classe sans au moins trois évaluations, en Terminale du moins) ; mais ils n’expliquent pas tout. Les écrans sont évidemment un facteur, mais aussi un symptôme. L’inquiétude les paralyse au point que le sens des mots les plus courants leur échappe, ou que le sujet donné ne soit jamais abordé dans une copie sur six. Donner un contrôle en classe, c’est s’exposer soit à une montée en pression (l’anxiété est telle que le brouhaha monte, inextinguible), soit à une course épuisante de l’un à l’autre, tel un sapeur-pompier acharné à éteindre de ci, de là, un feu sans cesse renaissant. Même une classe d’élèves regroupé-e-s en « groupe de niveau » ++ (hum) entrent en stress dès qu’il leur est demandé de rédiger un ou deux arguments sur un sujet quelconque, voire de donner un exemple de la vie courante, ou de citer un film au choix pour illustrer leur propos. Je n’exagère pas : de nombreux témoignages recueillis auprès de plusieurs dizaines de collègues confirment les mêmes constats, aussi inexplicables par les neurologues que par les vétérinaires.

Les nombreux « programmes » de reconditionnement des « soft skills » s’insinuent dans les « programmes » scolaires. En réalité, même en ayant suivi un module d’auto-régulation des émotions, on n’est nulle part à l’abri de son inconscient. Des cliniciens font état du tableau symptomatologique classique des névrosés de guerre : tremblement, inquiétudes, irritabilité, insomnies, maux divers, sentiments d’indignité, perte de toute confiance en soi et dans les autres. Sans guerre visible ou déclarée, du moins ici, on trouve chez un certain nombre d’adolescent-e-s des traits similaires, à moins que l’on ne se situe du côté de certains patient-e-s dit-e-s « borderline ». L’« épidémie » étonnante de « dys », mais aussi de troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité, sans parler des troubles du comportement, bipolaires ou non, et en laissant de côté les troubles du développement, ne laisse d’interroger. La multiplication des cas avoisine un facteur 20, 30, voire 40 si l’on se réfère aux USA. D’après les critères du DSM, 50 % de la population américaine et 38 % de la population européenne souffriraient de troubles mentaux. Effet d’une maltraitance généralisée ? C’est peu probable. Surdiagnostic ? Certainement, si l’on veut réduire ces « troubles » à une pathologie d’origine biologique. Surdéclaration, surestimation de la part des familles ? Peut-être. Malaise ? Sans aucun doute. Sommes-nous en guerre ? La question mérite d’être posée.

Pas de souci. Belle journée.

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