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Julien Cueille

Enseignant en philosophie et en études psychanalytiques, auteur du Symptôme complotiste, 2020, de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 27 janvier 2023

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Profs : le grand troc et la « feelgood pedagogy »

Les élèves de STMG ne sont « pas motivé·es »? Poussez-vous les profs, laissez place aux coachs! Il savent, mieux que vous, de quoi l'école souffre, ils ont des cartes mentales avec des boucles et des flèches, et une panoplie de solutions "feelgood" dans leur valise. 1er épisode d'une série sur le « grand remplacement » des profs.

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Le "grand remplacement" des profs 

Episode 1

« Les élèves de STMG ne sont pas toujours motivé-e-s ». Cette phrase peut se lire de plusieurs façons : comme un propos désabusé de salle des profs (ton las) ; dans celle du chef d’établissement, comme un reproche à peine voilé à ses équipes pédagogiques, invitées à améliorer leurs performances. Sous la plume d’un sociologue, ce serait le point de départ d’une analyse des causes de la non-motivation (le dévoilement récent des indicateurs de position sociale des établissements scolaires, et du contexte socio-familial des élèves, pourrait d’ailleurs y aider). Mais dans la bouche d’un coach, cette phrase vaut de l’or. Car la démotivation est une excellente nouvelle : elle montre qu’on a besoin d’un professionnel du bien-être. 

Mon collègue Gilles, devenu récemment enseignant, par choix, après une carrière dans le privé, n’a pas hésité une seconde. Aux premiers symptômes de fièvre dans la classe (une petite bagarre pourtant bien anodine, sans arme blanche) il n’a fait ni une, ni deux, il a téléphoné à un gars qui assurait des missions de coaching dans son ancienne entreprise. « Tu pourrais me les remotiver ? » Pas de problème. Tout le monde ne peut pas improviser une séance de gestion psycho-émotionnelle : un professionnel est là pour ça, pour nous « accompagner dans la résolution de nos conflits bloquants » et nous « aider à formuler nos objectifs pour réguler et comprendre nos émotions ».

Il n’existe que six émotions

Commençons par expliquer, et il faudra bien le rappeler aux STMG, qu’il existe six émotions, pas cinq, ni sept, six ; c’est Darwin qui l’a dit! Mais oui, bien sûr, Darwin. Le grand psychologue ! Bon. Effet d’autorité garanti : « au final », un biologiste, c’est un scientifique, donc, tout étant dans tout, il devait s’y connaître aussi en coaching, Darwin. Six émotions : la joie, la surprise, la tristesse, la peur, le dégoût, la colère. C’est tout ! Moi ça m’a toujours fait un peu drôle, de penser que l’amour, l’amitié, ou la compassion, par exemple, ou la honte et la culpabilité, d’ailleurs, n’étaient pas des émotions. Mais si Darwin l’a dit… Un coach, ce n’est pas un amateur, c’est quelqu’un qui se base sur des certitudes scientifiques. Mieux qu'un pédagogue, forcément vintage, ou même qu'un psy, forcément suspect. Tout le monde a un coach! Enfin, les gens qui sont "quelqu'un".

Et ça n’a pas spécialement choqué, au conseil d’administration où le « projet » a été voté : comme on le sait depuis l’enseignement de Sartre repris par Laurence Parisot, là où il y a du projet, il y a de l’espoir. Une bouffée d'air (climatisé)! On sort un peu du train-train insupportable : déjà, le coach, il va prendre des groupes de 8 ou 9 élèves, ça ira mieux pour les remotiver. En classe, nous les profs, on tourne à 28 en STMG, dont un bon nombre d’élèves en difficulté : mais pour obtenir cet effectif, il a fallu alourdir d’autres classes, notamment les ST2S et les STI2D, qui sont à 35-36. La dotation horaire serrée ne permettant plus de dédoubler les classes, il faut choisir : c’est soit les groupes de langues (à 30, pour parler anglais, ça laisse peu de temps), soit les Secondes, soit les TP de physique, etc. Mais pour les invités de marque, et surtout quand ce sont des professionnel-le-s issu-e-s du monde de l’entreprise, on trouve des ressources. Ce n’est pas la même ligne budgétaire ! A l’arrivée, on constatera sans doute que cela a mieux fonctionné que les cours en classe entière. Merci le coach.

Les « bonnes pratiques » et les solutions rapides

Difficile de parler du coaching en général. En fait, coach, c’est comme « psychologue » : ça veut tout dire et rien dire ; il y en a trop. La seule différence, justement, c’est que le coach n’est pas toujours psychologue. Et pas du tout sociologue, ni pédagogue. Et qu’il se réfère au modèle de l’entreprise : la philosophie sous-jacente, jamais vraiment questionnée tant elle est évidente, c’est que les problèmes de motivation, comme la plupart des problèmes d’ailleurs (dépression, phobie, addiction, divorce, complotisme…), peuvent être résolus par quelques « bonnes pratiques » : quatre séances de deux heures, par exemple. Et qu’il faut être « scientifique » (traduire : simple et méthodique) : évaluation, objectif, résolution des problèmes. Vos émotions sont-elles positives ou négatives ? Passons à la question suivante. Il faut et il suffit qu’on identifie le problème : mon addiction est-elle la source d’un comportement destructeur ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il suffit donc de changer de comportement. Je ne suis pas motivé ? Il s’agit de trouver un « projet » pour me mobiliser. La simplicité apparente de la solution fait toute sa force. Plutôt que de finasser pendant des années sur un divan, on va droit au but, comme en entreprise : il faut du rendement. Et ça marche ! Si on y croit, ça marche. Pendant un certain temps, du moins. Peut-être l’effet « blouse blanche » joue-t-il un rôle : vous savez, cette impression de soulagement quand le médecin nous reçoit, et qu’il met un mot sur nos maux. Déjà dans la salle d’attente, parfois, on commence à avoir moins mal. Et quand on sait de quel « syndrome » on souffre, ça va déjà beaucoup mieux. Et le coach est convaincant, c’est son métier. Il sait, mieux que vous, de quoi vous souffrez, et il a une panoplie de solutions dans sa valise : thérapie d’acceptation et d’engagement, thérapie centrée sur les émotions, relaxation-pleine conscience, thérapie cognitive... A chaque formule, un nombre de séances standard, et de jolies cartes mentales MindView avec des boucles et des flèches. Plus moderne qu’un tableau noir, c’est sûr !

L’idée d’ « impuissance apprise » est un truc génial, inventé par le pape de la « psychologie positive » (qui a tellement de succès aujourd’hui), Seligman. Seligman a vu que ses chiens, quand on leur administrait des chocs électriques auxquels ils ne pouvaient pas se soustraire, finissaient par déprimer sévèrement. Il en a déduit, très scientifiquement, que la dépression chez les humains devait être aussi le résultat d’un processus stimulus/réponse. Et quand on change le stimulus, on change la réponse. Et si ça ne marche pas ? Il a alors inventé le superbe mot de « résilience », aujourd’hui promu formule magique du coaching, y compris au niveau du management collectif des citoyennes et citoyens : si votre pouvoir d’achat est en berne, ou que votre employeur vous impose des horaires décalés, il faut faire preuve de « résilience » : un coach peut vous aider à rester « positifs ». 

Des souris et des hommes

Cela impressionne, le coaching. Rien que le mot, déjà. Mais c’est vrai que c’est scientifique : on se fonde sur le mécanisme stimulus-réponse, qui, comme chacun sait, est dénué de subtilité, mais a fait ses preuves, notamment chez les souris, parfois chez le chien, comme pour Pavlov ou Seligman. C’est un peu le degré zéro de la psychologie, une sorte de biologisation, qui fait de nous des sortes de rongeurs à deux pattes, mais qui rassure, justement pour cela : si on sait motiver des souris (et on sait très bien le faire), alors on doit pouvoir motiver aussi des élèves de STMG. Certes, ils-elles ont des problèmes que les souris n’ont pas : dans ma classe, l’un squatte chez des copains car il n’a plus de famille d’accueil, ayant dépassé 18 ans ; l’autre, faute de papiers en règle, craint d’être reconduit à la frontière ; une autre, bipolaire, fait des crises en classe, et un grand nombre est absentéiste chronique, soit parce qu’ils travaillent chez Mac Do, soit pour d’autres raisons qui ne sont pas toujours des « distorsions cognitives ». J’en vois certains en entretien individuel pour tenter de démêler leurs angoisses face à Parcoursup et leur découragement d’être évalués en permanence, leur colère contre les adultes ou leurs problèmes de harcèlement ; pour d’autres, il faut de nombreuses rencontres en équipe avec les parents, pour tenter de déminer une crise d’adolescence carabinée. Mais ces heures-là, payées au lance-pierres… ou pas du tout, ne sont pas comptées dans mon service ; certain-e-s de mes collègues vacataires ou contractuel·lle·s n’ont pas été payé-e-s depuis trois mois. Pas d’argent sur la ligne budgétaire. Pas d’argent pour dédoubler les classes. Mais on a de quoi rémunérer le coach. D'où une certaine "impuissance apprise" des enseignant-e-s.

Par contre, est-il si évident que la motivation des élèves "ne relève pas de nos compétences" ? Et que la seule solution envisageable soit, non pas de travailler avec la Ligue de l'Enseignement ou le GFEN, ou des chercheurs en pédagogie, mais avec des intervenant-e-s issu-e-s de la culture managériale ? sans parler des associations ou start-ups, et il y en a de plus en plus, qui cherchent à prendre pied dans l'école… 

(à suivre)

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