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Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 29 septembre 2025

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« Libres d’obéir » : quand les jeunes veulent sauver Nicolas Sarkozy

Quand on les interroge sur la condamnation de Nicolas Sarkozy, les réponses fusent : « c’est pipeau », « pourquoi on s’en prend à lui ? », etc. La génération Z serait-elle entrée en politique ? Par quelle porte ?

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Les commentateurs, comme toujours, réduisent leur focale à la politique politicienne : la droite et l’extrême-droite d’un côté (quoique non sans quelques nuances), la gauche de l’autre. Pas sûr pourtant que l’homme de la rue et la ménagère de moins de 50 ans raisonnent en ces termes. Quant aux moins de 24 ans, la plupart ignorent à peu près tout, ou ne veulent rien savoir, des clivages partisans. Mais quand on les interroge sur la condamnation de Nicolas Sarkozy, les réponses fusent : « c’est pipeau », « pourquoi on s’en prend à lui », etc. La génération Z serait-elle entrée en politique ? Par quelle porte ?

Les jeunes et la politique : que dit-on en cours de philo ?

Lorsqu’en cours de philosophie il nous arrive d’aborder le thème du politique (en philo on dit « le » politique, plus noble et plus général, ce qui nous évite de tomber dans « la » politique), le scepticisme blasé de la plupart des élèves est une constante. Cela ne date pas d’hier. Mon (grand) âge m’autorisant quelques comparaisons, les élèves des années 90 ou 2000 étaient bien plus allergiques à ces questions ; il était alors à peu près impossible d’en parler. Depuis le milieu des années 2000 environ, les choses ont commencé à évoluer : un certain intérêt s’est peu à peu fait jour pour ces problématiques, à travers les sujets brûlants du moment (terrorisme, laïcité…) et les échéances électorales majeures. Repolitisation des jeunes ? Pas tout à fait, mais certain-e-s manifestaient, et de plus en plus, de la curiosité à la fois envers les grands débats de société, ainsi qu’ envers la compétition politique, devenue objet de spectacle parmi d’autres. Ce qui demeurait inusable, c’était cependant le mépris et la défiance de fond envers le personnel politique. Comme les enquêtes n’ont jamais manqué de le rappeler, les jeunes, comme le reste de l’opinion, conservent une image extraordinairement dégradée des hommes et femmes politiques en général (74 % des personnes interrogées estiment que le personnel politique est corrompu, 78 % remettent en cause la légitimité des représentants politiques1). C’est indiscutable et très sensible dans les échanges spontanés à ce sujet en classe. Intérêt pour le politique ? Peut-être ; pour la politique, certes non. L’abstention ou le vote épisodique sont d’ailleurs bien plus forts chez les jeunes que dans le reste de la population. Dès lors, comment comprendre que Sarkozy soit perçu plutôt comme une victime, et que sa condamnation soit remise en cause, alors que les ados (comme l’écrasante majorité des Français-e-s) ne cessent de vilipender la corruption des élu-e-s de tout bord ?

Les passions judiciaires : l’émotion à vif

Les problématiques judiciaires sont un sujet qui passionne les élèves de Terminale. Quand nous traitons ces questions (dans le cours sur la justice), il est très difficile de le faire avec calme et sans débordement d’émotions. Il semble que le thème des sanctions et des peines ne puisse être abordé sans colère. C’est en tout cas ce qui se produit immanquablement dans l’établissement (difficile) où je travaille. Alors que les ados peuvent se montrer assez placides, voire indifférents à certains sujets, la simple mention du mot-clé « condamnation », « prison », « justice » déclenche un véritable réflexe pavlovien, avec une régularité de métronome : « il faudrait être beaucoup plus sévère », « les délinquants on les traite trop bien ». Cette réaction est quasiment identique, année après année, dans toutes les classes ou presque, avec des mots très similaires. Bien entendu, il existe quelques élèves qui nuancent un tant soit peu leurs propos, sans doute davantage chez des jeunes au capital culturel -et, donc, social- plus élevé, davantage dans des classes de séries générales que de séries technologiques ou de l’enseignement professionnel. Reste que le verdict est écrasant : entre 80 et 100% des élèves qui s’expriment (on ne peut préjuger de l’avis de celles et ceux qui se taisent), chaque année, pensent que la justice ne fait pas son travail, qu’elle est beaucoup trop laxiste (un grand nombre ignorent ce mot, mais c’est bien la thèse qu’ils-elles défendent)2. Et chacun-e de mettre en avant une « preuve » (comprendre, une vidéo vue sur les réseaux) : les pédophiles innocentés, alors que de malheureux dealers de rue sont condamnés à des peines bien trop lourdes. L’exemple est toujours le même. Quant aux condamnés emprisonnés, presque tout le monde est d’accord pour dire que leur sort est bien trop clément et c’est la rhétorique des « prisons 4 étoiles ». Là encore, chacun-e a vu une vidéo Youtube, ou connaît quelqu’un qui, bref sait avec certitude que les conditions de détention en France sont tout à fait enviables.

Chaque année, je me heurte à de tels propos qui transforment le cours sur la justice en une épreuve et me font arriver en classe la boule au ventre. Mes tentatives d’argumentation, sans doute maladroites, et qui tentent de préserver la neutralité pédagogique, se heurtent non seulement à un scepticisme total, mais à une hostilité marquée. Dans certaines classes, si je m’aventure à dire que les conditions de détention sont jugées objectivement mauvaises, et que la sévérité des peines n’a fait que croître durant les trente dernières années, des élèves peinent à contenir leur indignation. Souvent j’invite un professeur ayant enseigné en centre de détention, qui décrit minutieusement et factuellement le quotidien des détenus ; cela n’a aucun impact sur leur regard. Même en convoquant Google ou l’IA (l’autorité suprême!) qui conclut bien à un durcissement des peines et reconnaît les conditions dégradées de la vie en prison, les réactions sont unanimement critiques : « les chiffres sont faux », « c’est truqué », « c’est n’importe quoi ». Alors même que ChatGPT est généralement crédité d’une grande fiabilité, il n’est pas question de l’entendre lorsqu’il vient combattre des croyances aussi fermement ancrées, et aussi chargées émotionnellement.

Alors, comment comprendre que Sarkozy puisse faire l’objet d’une particulière indulgence de la part de ces jeunes ? La séquence concentre pourtant deux des caractéristiques-clés qui devraient plutôt aller dans le sens d’un soutien à sa condamnation : d’une part, il s’agit d’un homme politique (ce qui fait de lui un objet de défiance par principe), suspecté voire condamné pour diverses entreprises illégales ; d’autre part, une condamnation de justice (par définition vue comme pas assez sévère, et dans ce cas rappelons qu’il a été relaxé pour deux des chefs d’accusation qui lui étaient imputés initialement). Pourtant, c’est l’inverse qui se passe. Une sorte de lame de fond semble détourner le courant,contre toute attente, du côté de la défense des dominants « injustement » accusés. La mêmes institutions judiciaires à qui on reproche ordinairement leur laxisme deviennent, pour une fois, bien trop sévères.

L’option préférentielle pour les plus puissants

L’explication de cette énigme apparente me semble venir d’une autre caractéristique de ce que j’appelle le « discours adolescent » (au sens où il apparaît, dans mon échantillon en tout cas, comme assez robuste, relativement aux déterminants sociaux et culturels, ainsi que genrés). En effet, le cours de philo sur la justice s’intéresse aussi à la justice sociale. Sur ce terrain, les réactions des élèves sont un peu moins unanimes que sur les questions de justice pénale. Un nombre réduit mais significatif de jeunes s’expriment en faveur d’une politique d’aides sociales et de soutien en faveur des populations pauvres3. Mais c’est loin d’être la majorité, et ce n’est pas sans ambiguïté. La plus grande partie des réponses (entre 65 et 85%) vont dans le sens d’une critique de « l’assistanat », des « faux chômeurs » (ici les chiffres sont encore plus élevés), etc. En revanche, très peu s’expriment pour contester les montants élevés du patrimoine des plus riches, et presque personne ne défend le principe d’une taxe de type Zucman (très peu en ont entendu parler). Les inégalités riches-pauvres sont vues avec un certain fatalisme, sinon avec sympathie : l’argument massivement entendu est « ils ont mérité leur argent », « on ne va pas leur prendre leur richesse, c’est à eux ». Là encore, toute argumentation, même factuelle, n’a aucune prise sur les représentations. Les revendications en faveur d’une plus grande égalité sont regardées avec scepticisme, sinon avec hostilité. Là encore, je suis obligé de dire qu’il s’agit d’une tendance constante depuis au moins vingt ans, observable dans toutes les classes avec une grande régularité4 ; mais ceci ne vaut bien sûr que pour le terrain sur lequel j’effectue mes observations.

Le paradoxe, c’est que même les élèves qui s’expriment avec une certaine bienveillance en faveur des aides sociales (ou du moins qui ne les critiquent pas) sont eux-elles aussi extrêmement tolérants, pour ne pas dire plus, envers le patrimoine des ultra-riches : celui-ci n’est pas un sujet. Donner un peu aux pauvres ou aux chômeurs, à la rigueur ; mais prendre aux plus aisés, certainement pas. La méfiance extrême envers les fraudeurs (pratiquement tout le monde dit en connaître) va de pair avec une indulgence de principe envers les détenteurs de patrimoine. Le mythe de l’entrepreneur parti de rien à la vie dure : ainsi Elon Musk, héritier s’il en est, est-il régulièrement présenté comme un « self made man »… Ce qui me paraît dominant dans les croyances, car il faut bien les appeler par leur nom, de ces ados, c’est un parti pris manifeste d’indulgence envers les puissants, et a contrario une attitude impitoyable envers les catégories marginalisées, les plus défavorisés (catégorie à laquelle pourtant une partie de ces mêmes élèves appartient), les détenus (et parfois les étrangers, mais sur ce point les jeunes sont plus partagés). Est-ce si surprenant ? La délinquance en col blanc n’indigne pas l’opinion à la même hauteur que « l’assistanat » et les prétendus « profiteurs du système ». Le tropisme nettement droitisant des sondages d’opinion, si ce n’est du corps électoral, est là pour nous le rappeler. Et le « premier parti de France », ne l’oublions pas, l’est devenu (c’est une évolution relativement récente) chez les plus jeunes des électeurs-trices5.

Une histoire de bruit et de fureur

Une lecture rationaliste et strictement comptable ne peut que se heurter à des contradictions insondables. Les mêmes ados qui vilipendent le personnel politique et hurlent à la corruption finissent par défendre un ancien président multi-condamné. Est-ce bien raisonnable ? Ce que nos sondeurs et nos doctes « experts » semblent ignorer, c’est que la politique est le lieu même de l’irrationnel, et le terrain de jeu privilégié des affects. On pourrait dire qu’elle est « la voie royale d’accès à l’inconscient », si cette formule n’était pas déjà prise6. Et l’inconscient, manifestement, penche à (l’extrême-)droite ? Les jeunes sont bien loin d’avoir l’apanage de l’inconséquence et des contradictions. 73 % des Français réclament « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre »7, alors même qu’ils-elles n’ont pas de mots assez durs sur la représentativité des personnels politiques. Les mêmes sondés qui estiment que leur avis n’est pas assez pris en compte et qui fustigent les abus d’autorité peuvent, l’instant d’après, réclamer plus d’autoritarisme et moins de démocratie. Plutôt que de complexifier les outils mathématiques sophistiqués qui servent à analyser les enquêtes d’opinion, ne vaudrait-il pas mieux relire Shakespeare ? Lui au moins savait que le pouvoir est une affaire de passions vitales, plus que de chiffres. Ou Foucault et Agamben, pour qui le « biopouvoir » agit d’abord à fleur de peau, avant de toucher la raison.

Une chose est sûre : quand l’injustice est perçue d’abord comme l’injustice faite aux dominants, par les dominés eux-mêmes, c’est que l’idée même de justice, ou ce qu’il en reste, est mûre pour tomber à terre, comme un fruit. « Libres d’obéir », comme dit Chapoutot.

1https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Barometre%20confiance%20CEVIPOF%20Vague%2016%20fev%202025-v2_0.pdf

2Pour une analyse plus développée, à partir d’une enquête menée auprès d’une centaine d’ados, Julien Cueille, « Je comprends rien », Pourquoi les ados résistent aux apprentissages, Eres 2024.

3Ici l’origine culturelle et sociale a davantage de poids, mais elle ne semble pourtant pas déterminante. Les élèves qui soutiennent le plus ces politiques sociales sont les élèves de ST2S (sanitaire et social) et de STMG (tertiaire), soit des élèves majoritairement issu-e-s de catégories sociales plutôt peu favorisées.

4Voir « Je comprends rien », Pourquoi les ados résistent aux apprentissages, op. cit.

5https://www.ipsos.com/fr-fr/les-jeunes-francais-portent-ils-un-regard-different-sur-la-politique-et-la-societe; https://www.ipsos.com/fr-fr/avoir-20-ans-letat-desprit-des-jeunes-francais-en-2025

6C’est ainsi que Freud qualifiait le rêve.

7https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/actualites/barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof-2025-le-grand-desarroi-democratique

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