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Billet de blog 4 juillet 2017

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L'Education morale et civique selon Bigeard

"L'histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré" (Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931)

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Le sujet d’Education morale et civique (EMC) du Diplôme National du Brevet (DNB) de la session 2017 pose de graves problèmes en termes d’enseignement et de rôle du professeur. La nouvelle formulation de l’« Education civique » en « Education morale et civique » laissait présager une orientation délétère. Les professeurs, et singulièrement les professeurs d’histoire, se voient ainsi assigner une mission plus que discutable, celle de professer de la morale. L’épreuve d’EMC se compose d’un document et d’une série de questions. Un premier problème tient au document choisi. Plusieurs enseignants ont remarqué que celui-ci était tiré d’un organisme nommé iFRAP (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques). Sous ce titre ronflant se cache un think tank dont la tâche est présentée comme étant celle d’« effectuer des études et des recherches scientifiques sur l’efficacité des politiques publiques »[1]. Sur la foi de recherches qui n’ont de scientifiques que le nom, l’iFRAP se donne avant tout pour mission d’en appeler à la réduction drastique des dépenses publiques ... Tout en étant reconnue d’utilité publique grâce à un décret adopté sous François Fillon. Parmi les propositions « scientifiques » de l’iFRAP, on retiendra celle de de supprimer l’ISF[2] ou encore celle de réserver le plein statut de fonctionnaires aux seuls agents régaliens[3]. Fondé par l’entrepreneur Bernard Zimmern, auteur d’ouvrages aux titres aussi évocateurs que La Dictature des syndicats : FO, CGT, SUD... nos nouveaux maîtres[4]  , l’iFRAP est aujourd’hui dirigée par celle que L’Express[5] surnomma la « pasionaria de la saine gestion », Agnès Verdier-Molinié.

 Aucune source n’est neutre, bien entendu, mais il s’agit en l’occurrence de la seule source consultable pour cet exercice, qui plus est sans présentation préalable de son orientation. La rigoureuse présentation des sources que les professeurs exigent de leurs élèves n’est en ce sens pas appliquée par les concepteurs des sujets. La source est parée des atours de l’objectivité et de l’ordre naturel des choses alors qu’elle exprime un point de vue. Le portrait de l’armée française qui est dressé est confondant de naïveté feinte. L’armée sert à tout sauf à faire la guerre, et elle se voit confondue avec une sorte de vaste organisme humanitaire dont la mission serait seulement d’intervenir en cas de risques naturels et de protéger les populations. Les élèves sont appelés à communier dans la glorification de l’armée, sans le moindre recul et sans le moindre exercice d’une pensée un tant soit peu critique. Ainsi leur enjoint-on : « Montrez en quelques lignes que l’armée française est au service des valeurs de la République et de l’Union Européenne … ». Par une ironie tragique, ce sujet fut posé quelques jours après la publication par la revue XXI de l’article Réarmez-les ![6] de Patrick de Saint-Exupéry. Le journaliste et cofondateur de la revue s’appuie sur le témoignage d’un haut-fonctionnaire ayant consulté les archives sur la guerre au Rwanda et dont les conclusions sont accablantes. « Pendant l'opération Turquoise, déclenchée trois mois après le début du génocide, où 2.500 soldats français sont envoyés au Rwanda, ordre est donné de réarmer ceux qui viennent de commettre le génocide », expliquait Patrick de Saint-Exupéry au micro de France-Inter[7], avant d’ajouter : « Cet ordre-là va être discuté : une dizaine d'officiers ont demandé à exercer leur droit de retrait pour ne pas avoir à exécuter cet ordre ». Le 29 juin, Franceinfo publiait à son tour les courageuses déclarations de Guillaume Ancel, officier de l’armée de terre au Rwanda pendant l’Opération Turquoise de 1994[8] : « Nous avons reçu l'ordre de livrer des armes aux génocidaires dans les camps de réfugiés ». A la lueur de tels témoignages, on voit combien le rôle de l’armée ne saurait être réduit à des babillages infantilisant autour de la « défense des valeurs ». On voit aussi combien peuvent être complexes le jeu des divisions internes ainsi que les rapports entre l’armée et le politique.

Par une autre ironie, ce même sujet d’EMC accompagnait un sujet d’histoire formulé ainsi : « Rédigez un développement construit d’environ vingt lignes expliquant comment une colonie est devenue indépendante. Vous vous appuierez sur l’exemple étudié en classe ». J’ai alors pensé à cette interview du commandant Bigeard, en bras de chemise, pendant la bataille d’Alger en 1957, au cours de laquelle la « BB des paras » affirmait : « Nous défendons la liberté de l’Occident, nous sommes ici des ambassadeurs, des croisés, nous accrochons pour que nous puissions continuer à parler et avoir le droit de nous exprimer ». Que Bigeard camouflât à ce point des objectifs militaires sous un grossier amas de « valeurs » n’était pas très étonnant mais était tout de même grave, qu’un sujet national d’examen l’imite aujourd’hui l’est davantage. 

Il est nécessaire, comme l'a exprimé le communiqué du SNES-FSU, qu'aucune consigne ne pénalise des élèves qui ont exercé un regard critique et distancié afin de traiter ce sujet.

[1] Site de la fondation iFRAP : http://www.ifrap.org/la-fondation-ifrap-0

[2] Article publié le 21 octobre 2011 sur le site de l’iFRAP.

[3] Article du 14 juin 2010 publié sur le site de l’iFRAP.

[4] Bernard Zimmern, La Dictature des syndicats : FO, CGT, SUD... nos nouveaux maîtres, Albin-Michel, 2003

[5] L’Express-L’Expansion, Les nouveau libéraux : ces intellos new look de la droite, 20 octobre 2015 : http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/les-nouveaux-liberaux-ces-intellos-newlook-de-la-droite_1724836.html

[6] Patrick de Saint-Exupéry, Réarmez-le ! Revue XXI, n°39, Nos crimes en Afrique, 27 juin 2017.

[7] Interview donnée à Léa Salamé, L’invité de 7h50, 26 juin 2017.

[8] Interview publié sur le site de Franceinfo le 29 juin 2017.

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