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Billet de blog 12 décembre 2017

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La construction du racisme dans le monde arabe et maghrébin

On ne trouve pas, dans le monde arabe et maghrébin, de théorisation du racisme, si ce n’est celle qui y fut exportée par l’Europe.

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Illustration 1
Roi du Mali, Atlas catalan, Abraham Cresques,1375 © Bibliothèque Nationale, Paris

« Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien pour tout dire, à certains moments le plus grossier d’une structure donnée. »

Frantz Fanon, Racisme et culture, 1956 

Le racisme : une biologisation des rapports sociaux

C’est sous l’angle de la phrase de Frantz Fanon tirée d’un article de 1956[1] qu’il est nécessaire d’aborder la question du racisme, c’est-à-dire comme l’élément le plus visible d’un tout, et non comme l’expression isolée d’une haine primitive, le racisme étant une construction élaborée. Frantz Fanon ajoutait en outre : « Le racisme vulgaire dans sa forme biologique correspond à la période d’exploitation brutale des bras et des jambes de l’homme. La perfection des moyens de production provoque fatalement le camouflage des techniques d’exploitation de l’homme, donc des formes du racisme ». Il importe ainsi de s’interroger sur ce qu’on appelle le racisme et sur le concept de race. Le terme race pour désigner des êtres humains n’est pas apparu dans le monde arabo-musulman, mais dans l’Europe du XIXème siècle, et il continua d’être employé et jusqu’au milieu du XXème siècle. L’abandon du terme coïncide avec la découverte des génocides juif et tzigane à la fin de la seconde guerre mondiale, rendant indécent et écœurant un vocabulaire au service d’une entreprise de mort d’une telle ampleur. Si le terme « racisme » comporte une connotation biologique, il est plus neutre en arabe. Racisme en arabe se dit « ‘unsurîyâ » (عُنْصُريّة). Le terme vient de « ‘unsur » (عُنْصُر ) : ingrédient, composant, élément et il est parfois également employé pour évoquer une source. On associe assez souvent le terme race à l’application dans le domaine des sociétés humaines des théories de Charles Darwin. Un discours scientifique, de naturaliste, aurait ainsi été sollicité afin de légitimer une division des hommes en catégories biologiques. Les plus honnêtes des partisans de cette interprétation ajouteront avec raison que ce n’est pas Darwin qui en fut responsable, mais le philosophe Herbert Spencer, concepteur du darwinisme social. Le travail de Darwin portait effectivement sur les transformations des organismes comme origine des distinctions entre les différentes races d’animaux domestiques. C’est l’objet de toute la première partie de son Origine des espèces. La seconde partie consiste à répondre à la question : comment s’effectue la différenciation entre les espèces sans la main d’un éleveur qui sélectionne les qualités des organismes ? On le voit, rien qui justifie a priori le racisme, sauf que Spencer et d’autre appliquèrent le vocabulaire darwinien à l’espèce humaine. Il faut préciser que Darwin, bien que perméable aux préjugés de son époque ne se permit jamais d’appliquer ses découvertes au fonctionnement de la société. Humaniste, il avait été écœuré par les traitements infligés aux esclaves qu’il découvrit en Amérique du Sud. Opposé à l’esclavage, il se brouilla avec le capitaine du Beagle sur lequel il naviguait à propos de cette question. Pour autant, Darwin dans son travail de naturaliste admettait avoir été influencé par les travaux du pasteur Malthus sur les populations. Autrement dit, chronologiquement, sur cette question ce n’est pas une science naturelle qui a influencé une science sociale, c’est exactement l’inverse. Darwin est d’autant moins responsable de l’influence de son travail sur la constitution d’un racisme théorisé que quatre avant la publication de L’Origine des espèces (1859), le français Joseph-Arthur de Gobineau publiait son fameux texte : Essai sur l’inégalité entre les races humaines (1855). On admet mal en France que le pays des Lumières ait aussi été le berceau d’une des plus abondantes littératures conceptualisant racisme et antisémitisme, de Gobineau à Drumont[2]. Ce fut pourtant le cas. Il fallut très exactement cent ans pour passer de l’écriture du  lumineux Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) de Rousseau au texte de Gobineau. L’évocation de textes théoriques ne doit pas laisser entendre que mon approche serait idéaliste, je ne pense pas que ce soient les idées qui gouvernent le monde, mais je reprends à mon compte la citation de Fanon, pour qui « le racisme n’est pas un tout ». Autrement dit, de la même manière que, pour Ernest Gellner[3], ce ne sont pas les nations qui sont à l’origine du nationalisme, mais l’inverse, c’est bien le racisme qui est l’origine des races, et non l’inverse. Lorsque le mot racisme était employé en France à la fin du XIXème, il avait une acception positive, inséparable de l’émergence du nationalisme et de la valorisation d’une « race » française. Rien dans le racisme ne s’apparente à un sentiment spontané, il s’agit d’une construction politique et sociale. Le ressort central du racisme consiste à biologiser les expressions culturelles, les rapports sociaux et les antagonismes qu’ils génèrent. C’est ainsi que les « sémites » furent assimilés à une population ayant des caractères biologiques propres lors même qu’il s’agit d’une catégorie linguistique. La nationalité française fut juridiquement définie en 1889, dans un contexte marqué par le scientisme, elle fut « biologisée » afin de lui donner une densité et une légitimité. On retrouve ce dispositif dans d’autres Etats européens. On peut dire qu’en France, il y eut un certain échec de cette biologisation en raison du cosmopolitisme de la société française, mais cet « échec » va se faire au prix d’attaque inouïe à l’encontre des minorités, tantôt distinguées sur un plan biologique, tantôt sur un plan culturel ou religieux : émeutes anti-italiennes, affaires Dreyfus, répression coloniale … Autant d’évènements qui attestent d’un racisme contemporain de la définition même de la nation française.

Une théorisation du racisme exportée par l’Europe

On ne trouve pas, dans le monde arabe, de théorisation du racisme, si ce n’est celle qui y fut exportée. A la fin du XIXème siècle, c’est en Egypte que les Britanniques introduisirent dans le cursus scolaire l’enseignement d’une hiérarchisation supposée rationnelle des hommes. Dans son livre publié en 1908, Modern Egypt, Lord Cromer, gouverneur britannique, présente la réforme de l’éducation souhaitable en expliquant qu’elle devait permettre à l’« Egyptien gallicisé », demeuré un « Européen invertébré », de gravir l’échelle de la civilisation en s’anglicisant, car la « race anglaise » est supérieure à la « race française », la France ayant été l’ancienne puissance tutélaire de l’Egypte. En 1888, Shibli Shumaîl, chrétien libanais réfugié au Caire, traduisit en arabe un résumé de la théorie darwinienne en la présentant comme une démonstration de la nécessité pour la « race arabe » de se révolter contre la « race turque ». On voit bien ici comment la biologie, et Darwin – malgré lui – sont convoqués au service d’une entreprise politique. En 1911, le médecin copte Salama Moussa traduisit La descendance de l’homme de Darwin. Il en interpréta, lui aussi, les fondements sous un angle « spencérien » en considérant que les Arabes étaient supérieurs aux Turcs et que les Egyptiens étaient supérieurs aux autres Arabes et, afin de renforcer leur descendance, ils devaient donc se mêler à la race anglaise. L’influence racialiste britannique est ici très claire. Dans les sociétés traditionnelles du monde arabe et du bassin méditerranéen, comme dans celles du monde antique, la notion de race n’apparait que faiblement. La recherche d’une rationalité pour légitimer une action fut sans doute une préoccupation peu importante pour elles, encore moins la biologisation de l’altérité. L’autre, c’est celui qui parle une autre langue, c’est la définition stricte du barbare. C’est encore celui qui professe une autre religion : le païen, l’infidèle, le gentil, le goï, le kâfir etc. Mais même dans ce cas, l’autre n’est pas projeté en dehors de l’humanité. On peut d’ailleurs le « gagner » par la conversion, ambition commune aux trois monothéismes, y compris le judaïsme. La prise en compte de types physiques existe certes mais sans pour autant faire l’objet d’une hiérarchisation, ni même d’une caricature. Dans l’art égyptien, les représentations physiques permettent d’opérer des distinctions de populations, non de les hiérarchiser. Les insultes « ethniques » ou religieuses existaient et existent évidemment dans le monde ancien et les sociétés traditionnelles. Dans son Ad Nationes (Aux Nations), Tertullien - père de l’Eglise ayant vécu entre les IIème et IIIème siècles, d’origine berbère romanisé et christianisé - cite un épisode qui le scandalise et qu’il fait remonter au début du règne des Sévères : un juif se promenait dans les rues de Carthage en portant un tableau sur lequel était dessiné un personnage en toge, au pied fourchu, aux oreilles d’âne et qui tenait un livre en main. On pouvait lire à côté du dessin : « Deus christianorum onocoetes », « Dieu des chrétiens, baiseur d’ânes ». Pour autant, juifs comme chrétiens de Carthage se savaient semblables, c’est d’ailleurs pour cela qu’ils s’insultaient. Dans le monde romain, les injures n’empêchaient d’ailleurs pas les carrières. Si l’historien du IVème siècle Ammien Marcellin faisait preuve de préjugés anti-arabes en écrivant qu’il ne voudrait des bédouins, ni comme amis ni comme ennemis, pour autant un chef arabe pouvait devenir l’empereur Philippe et un prêtre syrien pouvait devenir l’empereur Eliogabal, comme le rappelle l’historien Bernard Lewis. Aucune trace, dans l’antiquité ni même à une période plus tardive, ne montre non plus que les peaux foncées aient été considérées avec plus de mépris que les peaux claires. L’historien britannique Arnold Toynbee écrivait en 1939 : « (…) les Arabes et tous les autres musulmans blancs, bruns ou blonds, ont toujours été exempts de préjugés à l’égard des races non blanches ; et, jusqu’à aujourd’hui, les musulmans pratiquent toujours la même dichotomie de l’espèce humaine que les chrétiens occidentaux au Moyen-Âge. Ils divisent l’humanité en croyants et incroyants, lesquels sont des croyants potentiels : et cette division passe par-dessus toutes les différences physiques et raciales. »[4]. Dans le même passage de sa Study of History, Toynbee affirme même que si les Arabes se sentaient en état de supériorité, c’était davantage par rapport aux peuples blancs du Nord que par rapport à leurs voisins noirs du sud. L’historien de l’Islam, Bernard Lewis[5] - par ailleurs critiquable à bien des égards, à commencer en raison de sa tendance à légitimer un choc des civilisations – a raison de souligner cependant une contradiction entre la remarque de Toynbee et le très célèbre épisode qui ouvre le texte des Mille-et-Une Nuits : Le roi Chahzamân partit rendre visite à son frère le roi Chahriyâr, mais il revint sur ses pas et trouva dans sa chambre son épouse endormie sur son lit au côté d’un esclave noir. Pris de fureur, il s’empara de son sabre et tua les amants. Une fois arrivé chez son frère, il découvrit une situation bien pire en constatant que pendant les partis de chasse de Chahriyâr, ce sont les vingt femmes de son harem qui organisaient des orgies avec vingt esclaves noirs ! Il y a donc une tradition qui rejoint ici les préjugés comme les fantasmes du monde « blanc », ce qui ne signifie pas qu’il faille les généraliser à tout le monde arabo-musulman, ni même au monde occidental. Si ce premier épisode des contes des Mille-et-Une Nuits fait référence à des esclaves noirs, il faut toutefois préciser que l’association Noirs-esclaves est loin d’être systématique, comme on le verra plus tard. A propos de l’esclavage, du point de vue culturel et religieux, un premier constat s’impose : les trois monothéismes et leurs textes fondateurs, Ancien Testament, Nouveau Testament et Coran admettent l’existence de l’esclavage. Ces trois textes appartiennent à des époques où il était pratiqué. Dans le même temps, ces trois monothéismes ont tendu à codifier cet esclavage et tous enjoignent à traiter convenablement les serviles. Cette exigence est confirmée dans le monde arabo-musulman. Moussa ibn Maïmoun, connu en Occident sous le nom de Maïmonide, penseur juif et arabe, plaida en faveur d’un traitement humain des esclaves non-juifs. Les premiers califes de l’Islam codifièrent l’esclavage et la loi islamique postule que l’homme, en tant que créature divine, est naturellement libre. Bernard Lewis note que « Par l’un de ces tristes paradoxes de l’histoire de l’humanité, ce sont les réformes humanitaires apportées par l’islam qui eurent pour résultat l’énorme développement de la traite, dans le monde islamique, et plus encore au-dehors de celui-ci ». Il faut cependant préciser que le monde musulman ne fonctionnait pas selon un système de production à base servile. Le plus grand nombre d’esclaves étaient employés à la maison ou liés au commerce. Lewis dit que ce sont eux les esclaves caractéristiques du monde musulman. C’était surtout des Noirs, écrit-il, esclaves employés comme apprentis, assistants, voire partenaires en affaires, esclaves eunuques également, esclaves employés enfin dans le bâtiment. Nous disposons toutefois de peu de sources à propos du travail des captifs dans le monde rural. Au IXème siècle, sous la dynastie des Abbassides, un célèbre épisode insurrectionnel place des esclaves noirs au centre de l’histoire de la lutte des serviles pour leur émancipation : la révolte des Zanjs. Il nous est connu grâce aux chroniques d’al-Tabarî. Les Zanjs constituaient une population servile, originaire de l’est de l’Afrique et employée afin de drainer les marais salants au sud de l’Irak, dans la région de Bassorah. Ils se soulevèrent contre le pouvoir abbassides entre 869 et 883. Certains d’entre eux avait adhéré au chiisme zaydite et, mené par un chef zaydite, parvinrent à rallier à leur révolte des tribus bédouines et des mercenaires. Après l’écrasement de cette révolte, il est dit que bon nombre d’esclaves africains furent remplacés par des Slaves. L’alliance de Zanjs avec des tribus bédouines montre encore une fois les réticences à parler d’un racisme ancien. L’association noir-servile n’est encore une fois pas systématique dans le monde arabo-musulman. Malgré ce qu’en dit Lewis, les serviles pouvaient tout aussi bien être slaves, turcs, circassiens, méditerranéens … Voir les craintes et fantasmes exprimés par des pièces de théâtre telles que les Fourberies de Scapin de Molière ou un opéra comme L’Italienne d’Alger de Rossini.  Albert Hourani souligne dans son Histoire de peuples arabes[6] la proximité entre maîtres et esclaves ainsi que les facilités de l’affranchissement.  Non seulement, selon Hourani, l’ancien esclave pouvait devenir l’associé de son maître, dans le commerce ou dans l’atelier, mais il pouvait en épouser la fille. Bien entendu, le cas des Mamelouks est à souligner. Ces anciens esclaves militaires, convertis à l’Islam, puis affranchis, constituèrent une caste armée qui fonda une dynastie, régnant sur l’Egypte de 1250 à 1517. Là encore, on constate que rien de commun n’eut lieu dans le cadre de l’esclavage occidental.

Une civilisation musulmane cosmopolite

L’arrivée de l’Islam créa au fond une situation nouvelle : l’Islam créa pour la première fois une civilisation universelle, de l’Europe du sud à l’Afrique Centrale. Les civilisations proche-orientales étaient auparavant restées ancrées dans un cadre régional. Même l’empire romain était essentiellement méditerranéen. Seule l’hellénisme alexandrin avait entamé un déploiement hors de l’espace méditerranéen, mais avec un succès relatif et temporaire. La conversion et la conquête firent entrer dans une même sphère culturelle et religieuse des populations allant de l’Afrique et de l’Europe jusqu’à la Chine et l’Indonésie. La pratique du pèlerinage à la Mecque opérait un mélange et une rencontre de peuples parmi les plus inédites.  La progression de l’Islam en Afrique entre le VIIIème et le XIIème siècle a fait entrer de manière plus régulière qu’auparavant l’Afrique en relation avec le monde méditerranéen. Des élites africaines subsaharienne se convertirent, tissant d’étroites relations commerciales avec le nord et alimentant les marchés méditerranéens. L’Afrique subsaharienne devint dès lors le siège de pouvoir et de prestige. C’est avec beaucoup d’admiration et de fascination que les chroniques arabes – notamment les textes d’Ibn Khaldûn et ceux d’Ibn Battûta -  évoquent l’histoire du célèbre Kankou Moussa qui régnait sur l’empire du Mali. En 1324, il entreprit un voyage à la Mecque avec sa suite, rencontra le sultan Mamelouk en Egypte et distribua son or avec tellement de générosité que sa surabondance provoqua une dévaluation du métal précieux au Caire. Aucun racisme ne traverse les textes arabes qui rappellent le souvenir d’un souverain si riche et si puissant. La bienveillance envers des Africains noirs puissants rappelle d’ailleurs l’absence de préjugés sur une base raciale dans les sociétés anciennes en Europe avant la traite des Noirs. Shakespeare fait d’un personnage noir le héros de sa pièce Othello qui, bien que meurtrier de Desdémone, n’est pas aussi négatif que le cruel Iago. Cela étant dit, même dans les sociétés traditionnelles, la bienveillance n’exclut pas une forme de condescendance, bien au contraire.  C’est un aspect remarqué par Pierre Bourdieu dans son étude d’ethnologie kabyle[7] portant sur le sens de l’honneur. Il note que dans les montagnes de Kabylie seul un défi lancé par un homme égal en honneur mérite d’être relevé. Bourdieu mentionne que celui qui aurait répondu aux injures d’un Noir ou se serait battu avec lui se serait déshonoré : « Selon une tradition populaire du Djurdjura, il arriva un jour que, au cours d’une guerre entre deux tribus, l’une d’elle opposa des Noirs à ses adversaires qui mirent bas les armes. Mais les vaincus gardèrent leur honneur tandis que les vainqueurs furent déshonorés dans leur victoire. On dit parfois que pour échapper à la vengeance du sang (thamgart, pluriel thimagart), il suffisait autrefois de s’agréger à une famille de Noirs. Mais c’était là une conduite si infamante que nul n’accepterait de payer ce prix pour sauver sa vie. Ce serait pourtant le cas, selon une tradition locale, des bouchers d’Ighil ou Mechedal, les Ath Chabane, Noirs ayant pour ancêtre un Kabyle qui, afin d’échapper à la vengeance, se serait fait boucher et dont les descendants n’auraient pu s’allier par la suite qu’à des Noirs (Aït Hichem) ». Bien entendu, cette tradition révèle un mépris et un rejet social. Elle m’a rappelé une scène du film Le Parrain ou un des membres du clan Corleone reproche au clan adverse d’employer des Noirs et non des italo-américains. Nous sommes ici dans une conception fermée mais qui n’exclut cependant pas les alliances, voire le partage d’une généalogie commune, raison pour laquelle je n’en fais pas la symétrie du racisme européen classique. Même dans des cas de sociétés où existe une défiance mutuelle, la conjugaison de la tradition égalitariste de l’Islam et de structures claniques traditionnelles maghrébines basées sur l’égalité entre « frères » et « cousins » a pu contribuer à permettre des alliances. Quelle est la place que les sociétés maghrébines accordaient à l’autre ? Tout d’abord, il faut remarquer que, comme la plupart des sociétés arabo-musulmans, ce sont des sociétés urbaines et, qui plus est, marchande. Carrefour commercial où se rencontrent des populations venues de contrées très diverses, la ville a vu l’épanouissement de sociétés cosmopolites. Sur le plan religieux, on sait que les non-musulmans juifs et chrétiens étaient soumis au statut de « dhimmîs », protégés subalternes et soumis à un impôt spécifique, la « jizzîya ». Néanmoins ce statut a été adopté avec plus ou moins de rigueur selon les régions et selon les époques. Mais disons qu’une coexistence s’était imposée. On peut supposer aisément que dans le cadre de structures familiales anciennes et fortes, l’appartenance tribale – certaines confédérations comportant des fractions juives et des fractions musulmanes – comptait au moins autant que l’appartenance religieuse. C’est ce qui explique la présence de bataillons juifs berbères au côté des musulmans lors de la conquête d’Al-Andalûs.

Du décret Crémieux aux tirailleurs sénégalais : diviser pour régner sur l’Afrique

 La conquête coloniale et les bouleversements sociaux qu’elle engendra eurent de profondes incidences sur les rapports entre communautés. On sait que « diviser pour mieux régner » est un des principes-clés de la domination coloniale. L’adoption du décret Crémieux en 1870 accordant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie a d’une part divisé la société traditionnelle mais a également fait du juif un « autre », progressivement détaché de ses racines maghrébines, et a aussi in fine installé un antisémitisme originaire d’Europe en Algérie. On remarquera d’ailleurs que l’application du décret Crémieux s’est aussi faite sur la base d’un racisme anti-africain car en furent écartés les juifs des provinces sahariennes d’Algérie, jugés précisément trop « africains » pour faire de bons Français. La colonisation a ainsi souvent figé les conflictualités entre communautés et elle les a pour le moins attisées. C’est ainsi qu’il ne fait aucun doute qu’une part des préjugés maghrébins à l’encontre des Noirs africains relève des douloureux souvenirs liés à l’emploi par l’armée française de supplétifs originaires d’Afrique de l’ouest et chargés des opérations de répression dans les villages des campagnes d’Afrique du Nord. A partir de 1857, le gouvernement de Faidherbe se mit à recruter des tirailleurs au Sénégal, soit des auxiliaires militaires, souvent de condition servile, y compris après 1848.  Car si le principe de l’abolition de l’esclavage fut appliqué dans les Antilles, en revanche dans les colonies africaines, sa disparition fut relative, y compris de la part de l’armée française qui recruta des soldats par rachat d’esclaves après 1848. En 1910, le général Mangin, surnommé « le boucher des Sénégalais » après la guerre, publia La Force Noire, recommandant l’emploi de supplétifs africains.  Pour Boris Lesueur, « S’il y a bien une originalité dans la colonisation française, ce fut d’utiliser les troupes coloniales en dehors de leur lieu de recrutement (…) dès 1911, des tirailleurs furent envoyés au Maroc dont ils représentèrent jusqu’à 12% des troupes. »[8] De son côté, Léopold Sédar-Senghor évoquait les « Chiens de garde noirs de l’Empire » dans un poème de 1964, à propos des tirailleurs africains. Des tirailleurs sénégalais, pas nécessairement sénégalais mais originaires d’Afrique de l’Ouest, furent ainsi engagés dans la répression et dans le maintien de l’ordre colonial, à Sétif en 1945, tout comme à Madagascar en 1947. Il ne s’agit évidemment pas de porter un jugement accusateur sur ces supplétifs, mais de comprendre la place que, dès lors, le Noir africain a occupé dans les imaginaires maghrébins, à savoir celui du soldat brutal et sanguinaire, ghûl[9] dont on continua encore longtemps de menacer les enfants désobéissants. Le Noir a ainsi été offert par les Blancs à la haine des Arabes. Dans Racisme et culture, Frantz Fanon, lui-même Noir originaire de Martinique et qui lia avec enthousiasme son destin à celui de l’Algérie indépendante, écrivait encore : « Il n’est pas possible d’asservir les hommes sans logiquement les inférioriser de part en part ». Or, le racisme en Afrique du Nord est aussi l’expression de la transformation d’un complexe d’infériorité en complexe de supériorité. Le désir de distinction se manifeste par le rejet de l’Africain et le tabou d’un secret de famille : les racines africaines du Maghreb. Une des caractéristiques des communautés nord-africaines, qu’elles soient musulmanes, juives, arabes ou berbères, est qu’elles se rêvent toutes comme ayant une origine extérieure au Maghreb : du Moyen-Orient, de la Péninsule arabique, du Yémen ou bien encore d’Al-Andalûs. Ces origines relèvent généralement d’un passé recomposé, mais l’important est que cette mythologie des origines (aïtia) est projetée vers l’extérieur, en l’occurrence un extérieur non-africain. Les constructions mythologiques ne sont certes pas le monopole des peuples du Maghreb. L’idée qu’il existaient un peuple gaulois et une Gaule est une autre recomposition du passé, française celle-ci, mais qui perdure encore de nos jours. Au fond, le souvenir des campagnes de répression coloniale par des soldats africains a certes sédimenté sur l’imaginaire maghrébin. Mais le rejet des Noirs africains doit aussi beaucoup à ce que Pierre Bourdieu appelle la "distinction"[10]: rejeter le Noir, le "kahlouch" signifie avant tout se distinguer du Noir. C'est un dispositif classique et aisément compréhensible dans la genèse du racisme colonial : tout le monde veut être blanc parce que le Blanc détient pouvoir et prestige. Aujourd'hui, rejeter le migrant africain, c'est dans une certaine mesure se situer dans ce même schéma. Je rejette le migrant parce que je ne veux pas être confondu avec lui, surtout si moi-même ou mes proches sont ou ont été des migrants.

Les racines africaines du Maghreb … Et de l’Europe

C’est à l’anthropologue algérien Salim Khiat que l’on doit une étude sur les noirs en Algérie[11], parue dans la revue NAQD en 2015. Il insiste à juste titre sur la longue histoire qui lie l’Afrique subsaharienne avec le Maghreb et sur une perméabilité des frontières déjà anciennes. Le Sahara est un lieu de passage depuis longtemps et la traite n’explique pas seule la présence noire en Afrique du Nord, une présence autochtone ancienne est évidente. Cheikh Anta Diop indiquait que les crues dévastatrices qui affectaient parfois les cours d’eau au bord desquels s’étaient installés des royaumes africains provoquaient déjà des migrations. Une présence « soudanaise » dans la Casbah d’Alger est aussi attestée. On la remarque au passage dans le célèbre film de Julien Duvivier, Pépé le Moko, film-phare de l’imagerie coloniale française. Salim Khiat a souligné la distinction à faire entre Noirs autochtones algériens et migrants, entre migrants africains musulmans et francophones ou arabophones et migrants chrétiens et non-francophones ou non-arabophones, ces derniers connaissant des difficultés les plus grandes et étant la cible des préjugés les plus importants. Ils peinent ainsi à prendre une place parmi « les nôtres ». Inscrits dans un projet migratoire à destination de l’Europe, les migrants africains s’agrègent à une main d’œuvre employées dans la construction ou la maçonnerie, des tâches dures et mal payées. Là aussi, les préjugés raciaux s’organisent dans le cadre d’une hiérarchisation sociale. Il s’agit bien entendu de dresser des perspectives afin de lutter contre le racisme. Contrairement à une opinion courante, je ne pense pas que le racisme soit le produit de l’ignorance, il est au contraire le produit d’un apprentissage vicié contre lequel il faut dresser un apprentissage alternatif, humaniste et universaliste. Cette alternative peut se nourrir de travaux révélant tout ce que l’Europe, la Méditerranée et le Maghreb doivent à l’Afrique. L’historien britannique Martin Bernal avait montré dans sa Black Athena[12] combien la civilisation grecque classique, que l’on considère généralement comme étant le berceau de la civilisation démocratique, européenne dite « blanche », fut profondément traversé par des influences moyen-orientales et africaines. Bernal montra ainsi comment, pour reprendre l’expression de l’historien Shlomo Sand, la Renaissance avait « ‘‘rétro-inventé’’ non seulement l’Antiquité de l’Europe (…) mais aussi l’idéal de beauté grecque ‘‘blanche’’ »[13] : le « banchiment » de la culture grecque en somme. Il expliqua ainsi que, comme Platon lui-même le rappelle dans son Timée, Athéna est l’identique de la déesse égyptienne Neith. La thèse du livre pouvait aussi s’appuyer sur Hérodote qui, dans son Historia, évoquait : « Les Egyptiens qui, les premiers, firent usage de noms caractéristiques pour douze dieux, usage que les Grecs leur ont pris (…) ». Ou bien encore : « Les Egyptiens n'ont pas emprunté aux Grecs le personnage d’Héraclès, mais ce sont plutôt les Grecs qui l’ont emprunté aux Egyptiens ». Elle rappelait enfin la difficilement contestable origine phénicienne de l’écriture grecque, c’est-à-dire une origine sémitique et orientale, au même titre que la langue arabe. La poursuite de travaux allant dans ce sens permettrait d’en savoir davantage tout en remettant en question une hégémonie culturelle européo-centrée, l’historien israélien Shlomo Sand et l’anthropologue britannique Jack Goody[14] ont soutenu cet effort. Jack Goody a montré de quelle manière l’Europe a imposé le récit de son propre passé au reste du monde, on peut aller plus loin en ajoutant qu’elle a même réussi à imposer le récit du passé du reste du monde au … reste du monde. Cela réclame un travail de réappropriation de l’histoire, dans le cadre d’une histoire élaborée ensemble. Une connaissance de l’histoire musulmane permet de rappeler que parmi les plus proches compagnons du prophète de l’Islam et parmi les premiers convertis, il y eut un Noir d’origine abyssine, le célèbre Bilal Ibn Rabah, premier muezzin de la Mecque. L’histoire contemporaine permet aussi d’apprécier combien de grandes figures noires ou métisses ont lié leur destin à celui de l’Algérie : le saint-simonien Ismayl Urbain, artisan d’un « Royaume arabe » en Algérie, sous le Second Empire et d’origine guyanaise ; Frantz Fanon, Martiniquais médecin-psychiatre à l’hôpital de Blida, engagé au côté du FLN et de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et auteur d’une abondante œuvre anticolonialiste ; les militants noirs américains des Black Panthers réfugiés à Alger dans les années 70.

Tout cela, l’histoire, la culture, l’éducation peuvent le faire. Mais elles ne le peuvent qu’à la condition que soient réglées la question des raisons qui poussent des millions de réfugiés africains à quitter, souvent à contre-cœur et au prix d’un grand courage, leur pays d’origine et à subir les outrances les plus inhumaines, comme une actualité récente vient de nous le montrer.

Julien Lacassagne

[1] Frantz Fanon, Racisme et culture, Ier Congrès International des Ecrivains et Artistes Noirs, Paris 19-22 septembre 1956, Présence Africaine n°8-9-10, juin-novembre 1956

[2] Edouard Drumont, La France juive, Flammarion, 1886

[3] Ernest Gellner, Nations and nationalism, Oxford, 1983.

[4] Arnold Toynbee, Study of History, Oxford,1939

[5] Bernard Lewis, Race and Slavery in the Middle-East, Oxford, 1990.

[6] Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Seuil, 1993.

[7] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. Trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1972.

[8] Boris Lesueur, Les auxiliaires africains de la conquête coloniale : des laptots aux tirailleurs, in Eric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.) Le travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires, 1850-1950, Riveneuve éditions, 2015.

[9] Ogre

[10] Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 1979.

[11] Salim Khiat, Les Noirs en Algérie : Les « nôtres » et les « leurs ». Noirs autochtones et immigrés transsahariens. L’altérité en circulation, NAQD n°32, 2015, 

[12] Martin Bernal, Black Athena : The Afroasiatic roots of classical civilization, Rutgers University Press, 1987

[13] Shlomo Sand, Crépuscule de l’histoire, Flammarion, 2015.

[14] Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Gallimard, 2010.

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