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Billet de blog 13 décembre 2015

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Eloge des hurluberlus : une leçon de l’affaire Dreyfus

Comme la lettre volée de la nouvelle d’Edgar Poe, il arrive que l’évidence égarée se trouve en fait posée sur le propre bureau de l’enquêteur chargé de la retrouver. Un regard porté sur l’affaire Dreyfus fait émerger un peu de lumière sur un refrain historique : les hurluberlus ont souvent raison.

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L’affaire Dreyfus cristallise toute la profondeur de l’antisémitisme de la France de la fin du XIXème siècle et rend compte de cette loi de l’histoire qui veut que les situations de crise accouchent de la désignation de boucs-émissaires.

Il est courant de présenter l’affaire comme ayant divisé la France en deux camps, dreyfusards et antidreyfusards, division illustrée par la célèbre caricature de Caran d’Ache : « Un dîner en famille. Ils en ont parlé ». C’est oublier que le dessin date de 1898, soit quatre ans après le début de l’affaire. En effet, lorsque le scandale du bordereau éclate en 1894 et que le capitaine Dreyfus est désigné coupable de forfaiture et de haute-trahison par l’état-major, tout le monde, les antirépublicains comme les républicains, est antidreyfusard. Même Jaurès ne déroge pas à la règle, avant de se raviser plus tard. On pourrait aisément parler d’une unité nationale antidreyfusarde. C’est la première affaire Dreyfus (voir au sujet du découpage historique entre première et deuxième affaire Dreyfus le livre de Shlomo Sand : La fin des intellectuels français, à paraître prochainement aux éditions La Découverte)

Lorsque Mathieu Dreyfus apprend l’incarcération de son frère à la prison du Cherche-Midi, il se rend en hâte à Paris et il a toutes les peines du monde à trouver quelqu’un qui puisse défendre sa cause. Le consensus est à la certitude de la culpabilité du premier juif à devenir officier supérieur. Il existe pourtant de rares personnalités pour qui ce consensus national suscite méfiance voire répugnance. Aux yeux de tous, ils sont des hurluberlus. Le premier d’entre eux est le journaliste Bernard Lazare. Issu d’une famille juive originaire de Nîmes et peu portée sur la pratique religieuse, Lazare est un poète anarchiste et un critique littéraire passionné. Il déteste le militaire Dreyfus qui incarne certainement tout ce qu’il rejette, mais d’emblée il a la certitude qu’il est innocent et que l’affaire repose sur une escroquerie. Lazare ne se fie ni à l’armée, ni à l’Etat et il comprend qu’un officier juif dont la famille a quitté l’Alsace natale après son annexion ne peut être qu’un patriote. Il est d’ailleurs probable que Lazare trouve ce patriotisme grotesque, mais il y voit la manifestation de l’innocence du capitaine. Il n’est pas tout à fait seul car, à l’extrême-gauche de l’échiquier politique français, Jean Allemane et ses partisans sont eux-aussi immédiatement convaincus de l’innocence de Dreyfus. Comme Lazare, ils sont insensibles au conformisme et au consensus politique et, comme Lazare, ils seront des pionniers de sa défense malgré leur antipathie à l’encontre du personnage. La conscience qu’a Lazare de sa faible notoriété le pousse à aller voir Zola – dont il n’aime pas l’œuvre - et à convaincre le célèbre romancier de s’engager publiquement dans la défense de Dreyfus. Le 13 janvier 1898 parait J’accuse dans le journal L’Aurore. C’est le début d’un rééquilibrage de l’opinion qui va enfin permettre l’émergence d’un camp dreyfusard d’une réelle ampleur, ouvrant ainsi la deuxième affaire Dreyfus (S. Sand, op.cit.).

Ce n’est pas là la seule séquence historique qui illustre le rôle de minoritaires atypiques que leurs adversaires, à la fois cyniques et imbéciles, cherchent à ridiculiser. En 1931, lorsque se tient l’exposition coloniale de Paris, seuls les surréalistes réagissent immédiatement en appelant à ne pas s’y rendre. Le consensus est alors à l’attrait pour l’exotisme artificiel, à la célébration du prestige de l’empire et à la satisfaction de se prouver que l’on appartient à la race supérieure en gloussant d’aise devant les grilles des zoos humains. Le tract Ne visitez pas l’exposition coloniale, co-rédigé par André Breton résonne parfois comme un écho jusqu’à nos jours : « N’en déplaise au scandaleux Parti Socialiste et à la jésuitique Ligue des Droits de l’Homme, il serait un peu fort que nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. »

Ni Bernard Lazare, ni les Allémanistes, ni les surréalistes des années 30 n’étaient considérés comme des « modérés » et il est même probable que s’ils surgissaient du passé dans la France d’aujourd’hui ils seraient classés dans cette catégorie si floue des « extrémistes ». Ils n’étaient sans doute pas plus modérés qu’extrémistes, mais ils étaient des visionnaires nourris d’un anticonformisme dont la gauche contemporaine ferait bien de s’inspirer.

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