La presse a très vite diffusé l’information dans la matinée et la ministre de l’Education Nationale fit immédiatement le déplacement à Aubervilliers, accompagnée du préfet de Seine Saint-Denis. Devant l’école Jean Perrin, elle dénonça un acte « d’une grande gravité », en particulier dans un établissement scolaire « qui est censé être un sanctuaire ». Bien entendu, Najat Vallaud-Belkacem assura que des dispositions drastiques seraient prises : « Nous allons continuer, avec le ministère de l’intérieur, à renforcer les mesures de sécurité ». L’agression a fait suite à une nouvelle répandue comme une trainée de poudre, affolant les établissements du primaire et du secondaire depuis plusieurs jours : l’Etat Islamique, dans le septième numéro de sa revue Dar el-Islam aurait appelé à s’en prendre aux professeurs des établissements publics de France, accusé de propager les valeurs de la laïcité. La version française de la revue titrait « La France à genoux » et dénonçait une laïcité fanatique, la mixité scolaire et des professeurs corrupteurs « à combattre et à tuer ». Certains établissements scolaires étaient en ébullition et toutes les conditions semblaient réunies pour que de telles agressions aient lieu. Oui mais … Un peu plus tard dans l’après-midi on apprenait que l’instituteur, entendu par les policiers, avait avoué avoir inventé de toutes pièces son agression. Il s’était lui-même infligé ses blessures. Toute l’histoire était une pure fiction.
Souffrant de dépression, l’enseignant fut hospitalisé, puis suspendu et il encourt désormais une peine pour « dénonciation de crimes ou délits imaginaires ». Que cette histoire fût une affabulation, des éléments paraissaient le faire présager - très vite les services de police ont émis des réserves à propos du récit servi par l’instituteur - mais dans le climat émotionnel qui fait suite aux attentats du 13 novembre, il semble que pas grand monde n’ait gardé son sang-froid. Ainsi, afin de faire oublier le maladroit emballement de la matinée, on cria haro sur le baudet mythomane l’après-midi. Les omniprésents micro-trottoirs des grandes chaînes de télévision permirent de s’acharner sur un enseignant irresponsable, en outre soupçonné d’avoir construit ce scénario afin d’échapper à une inspection. Mais s’en prendre à l’instituteur, aussi dément soit-il, c’est s’en prendre au symptôme, non à la cause du symptôme.
L’affaire de la fausse agression d’Aubervilliers rappelle celle dont Marie-Léonie Leblanc fut la protagoniste. Le 9 juillet 2004, cette jeune-femme avait déposé une plainte au commissariat d’Aubervilliers (déjà !). Elle y déclarait avoir été brutalisée par de jeunes « africains et maghrébins » dans le RER D. Ces derniers lui auraient dérobé son portefeuille, tailladé le visage et dessiné des croix gammées sur le ventre. Dans le contexte d’une crainte de la hausse de l’antisémitisme et dans celui de l’intervention contre l’Irak, l’affaire avait suscité un emballement tant médiatique que politique. Puis, devant les policiers qui l’interrogeaient, Marie-Léonie Leblanc admit elle-aussi que l’acte dont elle avait déclaré avoir été victime était une affabulation. En 2009, André Téchiné avait réalisé un joli film sur ce sujet, La fille du RER D, dans lequel il dressait sans sévérité un beau et juste portrait de la jeune menteuse interprétée par Emilie Duquenne. Après la révélation de la supercherie, presse et personnels politiques jurèrent que l’on ne les y prendrait plus.
Dans ces deux affaires, les agresseurs étaient décrits comme noirs, maghrébins ou musulmans. Dans ces deux affaires, les agresseurs n’existaient tout simplement pas et de ces deux affaires s’élèvent, au-delà des mythomanies individuelles, des effluves d’une profonde xénophobie qui imprègne la société toute entière. Les psychoses individuelles révèlent les psychoses collectives et le point principal est que tant Marie-Léonie Leblanc que l’instituteur d’Aubervilliers ont construit des récits que tout le monde voulait entendre. Dans ce type d’affaires, il est important de comprendre que les déments (avec toutes les réserves qu’on peut accorder au terme) ne sont pas en dehors de la société, ni même à sa marge. Ils en sont les produits, en occupent le centre, lui sont loyaux et demeurent fidèles à ce qu’elle inspire. Ils absorbent chaque souffle de délire collectif pour se l’approprier personnellement. Ils se fondent dans le corps social au point de lui ressembler à outrance.
Une Trinité laïque se répartit les rôles : La justice condamne un accusé, la psychiatrie traite un patient et la presse jette l’opprobre sur un inconscient. Et la politique dans tout ça ? S’en lave-t-elle les mains ? Se retire-t-elle tant elle semble réservée à une poignée d’experts qui en ont fait profession ? Emparons-nous d’elle un instant avec une volonté tendue et tâchons de porter un regard un tant soit peu clair sur la situation. Celle-ci ne relève évidemment pas de la simple individualité et il est même indécent de s’acharner sur des personnes fragilisées par un quotidien certainement difficile, par une expérience sociale et professionnelle éreintante et malheureusement étourdies par une communication bruyante qui suggère que tout musulman est un terroriste potentiel. On est stupéfait de voir combien une grande partie de la presse s’ingénie à souffler sur des braises encore chaudes. Les sujets portant sur les suspects responsables des attentats du 13 novembre montrent systématiquement des interviews des voisins des présumés terroristes qui, benoitement, expliquent combien ce jeune-homme qui vivait dans le quartier était courtois, discret, tenait la porte de l’immeuble aux personnes âgés, bref était au-dessus de tout soupçon. Quelle conclusion doit-on en tirer ? Méfiez-vous, citoyens, même lorsqu’il « présente bien » le musulman est un fanatique susceptible de passer à l’acte à tout moment.
Mais les médias ne sont certainement pas les seuls responsables de ce climat de panique et de suspicion tous azimuts. La communication d’Etat s’en sort très bien sur ce terrain. Au mois de novembre dernier, tous les enseignants ont en effet reçu une petite brochure intitulée Prévenir la radicalisation des jeunes édité et diffusé par le ministère de l’Education Nationale. Le document stigmatise l’extrémisme (sic) sans fournir la moindre espèce de précision : on ne saura rien de cette catégorie si floue et si partiale et on imagine qu’on pourra y caser des catégories très variées allant de l’activiste gauchisant au djihadiste en passant par le militant écologiste. Mais il y a mieux encore. La rubrique « Les signes d’alerte » est une typologie des critères qui permettront aux enseignants de repérer leurs élèves en voie de radicalisation. Parmi lesdits critères, on appréciera les suivants : rupture avec la famille, rupture avec l’école, modification des comportements alimentaires et vestimentaires, rejet des instances d’autorité etc. Autrement dit, des « signes d’alerte » qui pourraient correspondre au comportement de n’importe quel adolescent. Le critère le plus édifiant mérite d’être cité tel quel : « Rejet et discours de condamnation de la société occidentale concernant son organisation, ses valeurs, ses pratiques (consumérisme, immoralisme…) ». Si l’on comprend bien, un document officiel se fait donc le défenseur de la « société occidentale » … Mais qui peut expliquer ce qu’est la « société occidentale » ? Et surtout, qu’est-ce donc que ce vocabulaire qui témoigne d’une « bigeardisation » du discours délivré par les services de l’Etat ? Interviewé pendant la bataille d’Alger, Marcel Bigeard, alors commandant, présentait en effet une conception de la liberté d’expression que ne renierait sans doute pas Manuel Valls : « Nous défendons la liberté de l’Occident, nous sommes ici des ambassadeurs, des croisés, nous accrochons pour que nous puissions continuer à parler et avoir le droit de nous exprimer ». On remarquera en passant que ce vade-mecum somme toute grossier et stupide classe parmi les signes de radicalisation la condamnation du consumérisme soudainement élevé au rang de « valeur occidentale ». On pourrait se contenter de sourire ironiquement devant la bêtise d’un tel document, mais on aurait tort, c’est loin d’être drôle car c’est sur la foi de tels critères que de jeunes gens pour qui l’école devraient précisément être un sanctuaire – pour reprendre les termes de la ministre - et qui sont tous sauf d’apprentis terroristes sont actuellement harcelés, placés sous étroite surveillance policière voire convoqués devant les tribunaux.
La transformation des administrations scolaires en forces supplétives des renseignements généraux a pris une forme particulièrement achevé dans une note datée du 18 novembre 2015 rédigée par la direction des services départementaux de l’Education Nationale du Loiret et délivrée auprès des établissements scolaires de ce département. Cette note « relative au signalement des faits de violence et évènements graves en milieu scolaire » enjoint les directeurs d’école et les chefs d’établissements à faire remonter des faits « pouvant porter atteinte aux valeurs de la République » (voir Dans le Loiret, l'Education nationale rêve d'un fichage des parentsdeMourad Guichard dans Libération du 1er décembre 2015et François Hollande et Manuel Valls ont-ils inventé la gauche vichyste ? de Guillaume Liégearddans Regards.fr du 4 décembre 2015). Elle demande de signaler des parents « aux tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse » et dans la foulée « invite les chefs d’établissements à signaler le comportement douteux d’enseignants et de personnels placés sous leur autorité ».
De telles imprudences politiques et une telle précipitation dans le traitement de ces questions n’ont eu jusqu’à présent aucune incidence sur la prévention de la radicalisation. Au contraire, elles n’ont fait qu’accentuer des tensions déjà vives, accroître la xénophobie et l’islamophobie, intensifier les paniques collectives ou individuelles et contribuer à faire la courte-échelle au Front National.