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Billet de blog 11 juin 2015

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La rareté dans l’opulence

Chronique de l'atterrissage (6) inspirée par la lecture d'un vieux livre jauni qui a bien veilli: "L'ère de l'opulence", publié aux Etats-unis en 1958 par JK Galbraith, qui était alors conseiller économique de JFK.

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Chronique de l'atterrissage (6) inspirée par la lecture d'un vieux livre jauni qui a bien veilli: "L'ère de l'opulence", publié aux Etats-unis en 1958 par JK Galbraith, qui était alors conseiller économique de JFK.

"L'ère de l'opulence" annonce son ouvrage le plus célèbre "Le nouvel état industriel" où il développe les notions qui sont restés attachées à son nom de "filière inversé" et "technostructure". Ce premier ouvrage, plus anecdotique théoriquement, résonne néanmoins étonnamment avec l'actualité. C'est une réflexion sur l'atterrissage, faite il y a plus de 50 ans...

La rareté dans l’opulence

C’est quoi la rareté ?

                La rareté, c’est la malédiction qui fait le beurre des économistes qui nous disent depuis deux siècles qu’on a besoin d’eux pour concilier l’avarice de la nature et le puits sans fond de nos désirs.

Et qu’est ce qu’ils préconisent?

                Le marché.

Pourquoi ?

                Parce que le marché c’est la propriété privée au travail, c’est l’insécurité mère de la créativité, c’est le prix qui signale la pénurie, c’est l’ordre naturel qui transforme les intérêts mesquins en œuvre collective, c’est, en bref, l’efficacité qui terrasse la rareté.

Et ça marche ?

                Oui. Mes ancêtres manquaient parfois de farine et moi j’en suis au moins à mon cinquième grille pain. Mais ça ne marche pas tout seul, dans le glorieux chemin qui mène au grille pain pour tous il n’y avait pas que des entrepreneurs riscophiles amoureux d’oseille, il y avait aussi des écoles et des enseignants riscophobes, des chercheurs désintéressés, des ouvriers syndiqués et productifs, des paysans protégés des risques et tout un monde d’individus, de groupes, d’institutions qui n’ont pas grand-chose à voir avec la sainte concurrence libre et non faussée.

Donc maintenant, la rareté, c’est fini !

                Cela devrait l’être oui, et depuis un moment. Il y a déjà plus de 50 ans John Kenneth Galbraith, un économiste qui fut notamment un proche conseiller de JFK, écrivait qu’on était entré dans une nouvelle ère économique, celle de l’opulence: « A présent, il y a abondance de produits. Il est plus de gens qui meurent aux Etats-Unis d’excès que d’insuffisance de nourriture (…). Personne ne peut sérieusement prétendre que l’acier employé à ajouter un mètre cinquante de longueur supplémentaire à nos voitures à titre purement décoratif soit d’une utilité primordiale. »

Ok, mais pourtant elles étaient bien produites et achetées ces voitures augmentées?

                Oui, et c’est bien la question que se pose Galbraith : pourquoi, alors que nous n’en avons plus besoin, nous continuons à produire davantage ?

Et il donne une réponse?

                Oui : la pub. Il appelle ça la « filière inversée » : « La production, non seulement passivement au moyen de l’émulation, mais activement au moyen de la publicité et d’activités annexes, crée les désirs qu’elle cherche à satisfaire ».

Un peu facile, non ?

                En apparence peut-être. Pourtant l’argument a 50 ans et il est difficile de trouver mieux.  Comment expliquer autrement, pour actualiser son exemple, qu’on ait réussit durant ces dernières années à vendre autant de véhicules tout-terrains à des citadins ? Et je ne parle pas des grilles pains.

Donc, selon Galbraith, le système industriel entretient la rareté ?

                Oui, en entretenant un manque pour les nouveaux produits. Manque qui vient s’ajouter à la frustration de ne pas avoir les produits qu’ont les autres et à l’angoisse de ne plus avoir demain ceux que nous avons aujourd’hui.

Mais pourquoi nous ne les aurions plus ?

                Parce que sur le marché, on est seul, et que rien n’est jamais sûr. On ne sait pas ce qu’on aura demain.

Donc le marché créé l’angoisse du manque ?

                Oui. Et donc, à nouveau, de la rareté.

Alors, en résumé, nous sommes condamnés à la rareté ?...

                Non, nous nous sommes condamnés à la rareté (et aux « travaux forcés » disait Marshall Sahlins) en mettant nos vies dans les mains du marché et nos désirs dans les grilles pains.

Donc c’est foutu ?

                Non. Mais pour imaginer un monde débarrassé du problème économique, comme l’ont fait quelques fameux ancêtres, il faut penser un monde d’abondance où s’équilibrent, pour parler comme Baudrillard ,« la production humaine et les finalités humaines ». Galbraith trace quelques pistes dans cette direction : délier revenus et production, produire des services publics, réduire le temps de travail, relâcher l’objectif d’augmentation de la productivité (à quoi bon suer quand on a déjà tout ce qu’il faut ?)…

Et l’abondance, c’est la fin de la rareté ?

                Non, c’est la fin de celle que les hommes entretiennent. Mais il reste celle des ressources naturelles (l’eau, les forêts, les poissons, le cuivre, l’antimoine, …) qu’on est en train de redécouvrir. Mais celle là, ce sera pour une autre fois.

Merci à

- JK Galbraith, 1961, L’ère de l’opulence 

- Gilbert Rist, L’économie entre songes et mensonges

- Bruno Ventelou, 2001, Au-delà de la rareté

- Bernard Maris, Antimanuel d’économie (1 et 2)

- Aglietta et Orléan, 2002, La monnaie entre violence et confiance

- Jean Baudrillard, 1970, La société de consommation.

- JM Keynes, Perspectives économiques pour nos petits enfants.

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