Crise de satiété
Chronique publiée dans le premier numéro de L'An 02. Ici, en prime, l'illustration de Pantxo. www.laiaa.com
Il en va de même de l'aviation, du LSD ou du développement économique: tout décollage est la promesse d'un atterrissage. Et nous avons décollé, nous les européens, nous les vieux riches, il y a de cela deux siècles et nous ne savons pas atterrir.

Selon les travaux de l'économiste britannique Angus Maddison [i], après avoir triplé entre l'an zéro et 1800, la richesse par individu en Europe de l'ouest a été multipliée par 16 durant les 200 dernières années. Ce type de mesure a évidemment ses limites, mais il résume ici parfaitement le fait qu'en moins de 10 générations, nous avons eu accès aux robinets d'eau potable, à un logement salubre, à des vêtements en quantité, au chemin de fer, à l'électricité, aux hôpitaux, aux routes, à la voiture, à la télévision, au frigo plein, au téléphone dans la poche, aux vacances en avion, au tracteur à gazon, à la météo des plages à Zanzibar en temps réel et à la promesse tous les jours renouvelée que le meilleur est encore à venir. Aujourd'hui nous avons tout et plus : l'indispensable dont nous avons tellement manqué dans nos abris de fortune ; le superflu dont on ne sait déjà plus se passer. Nous avons bien plus que ce que pouvaient imaginer nos aïeuls qui durant ces deux siècles ont creusé, planté, élevé, tissé, assemblé, cherché, foré, construit, détruit, reconstruit, aménagé, terrassé, transformé, bâti, … bref, travaillé de gré ou de force et pillé pas mal de ressources.
Notre système économique s'épuise ainsi inexorablement. Le taux de croissance des pays riches n'a cessé de diminuer depuis les "glorieuses" années 60[ii] et les années 2010 ne semblent pas parties pour contrarier la tendance. Il est même très probable que le moment de crise que nous vivons marque, en plus de l'effondrement du néolibéralisme qui nous digère depuis 30 ans[iii], la fin brutale du voyage entamé il y a deux cents ans. A l'essoufflement du sens collectif de notre labeur quotidien s'ajoutent en effet, dans un écheveau qui reste à démêler, la fin des conditions écologiques et géopolitiques qui nous ont permis de décoller.
La fin du voyage n'est pas pour autant la fin de l'histoire. Les règles de l'économie ne sont pas les lois de la gravité: nous devrons atterrir, certes, mais c'est nous qui choisirons comment.
[i] http://www.ggdc.net/MADDISON/other_books/HS-8_2003.pdf
[ii] Cédric Durand et Philippe Légé, 2011,Vers un retour de la question de l'état stationnaire? in DIEMER A. et DOZOLME S. (dir.), Les enseignements de la crise des subprimes,Editions Clement Juglar, 2011, p.101-116. http://economie.politique.free.fr/publications/Durand_Lege-Colloque_Clermont.pdf
[iii] Frédéric Lordon, 2011, Le commencement de la fin. http://blog.mondediplo.net/2011-08-11-Le-commencement-de-la-fin