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Billet de blog 26 avril 2023

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A69 Castres-Toulouse : la permanence de l'imaginaire autoroutier

Les autoroutes ne produisent plus, depuis longtemps, de développement économique. Pourquoi alors, continue-t-on à en construire ?

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A l'occasion des débats sur le projet d'autoroute A69 Castres-Toulouse, je publie cet extrait d'un article écrit il y a quelques années sur l'imaginaire des grandes infrastructures de transport [0]. Le projet d'autoroute alors étudié était l'A65, entre Langon et Pau, construite en 2009. Quinze ans ont passé et malgré les preuves qui s'accumulent les mêmes arguments erronés liant autoroute et développement économique sont mobilisés, validant un peu plus l'hypothèse que je faisais alors : on construit aujourd'hui des autoroutes pour des raisons purement imaginaires.


Illustration 1
Valérie Giscard D’Estaing: "Les autoroutes (...) apportent le progrès, l’activité et la vie" (discours à la RTF, 1962)

Les infrastructures de transport sont au cœur du fonctionnement des marchés et constituent ainsi un des éléments essentiels de l’architecture matérielle de l’activité économique. Il n'est donc pas surprenant qu'une des fonctions qui est régulièrement assignée aux nouvelles infrastructures soit de "produire" du développement économique, au plan national et/ou local. Nous allons cependant voir  que cette fonction, qui fut un jour réelle, est aujourd’hui fortement questionnable, ce qui nous conduira à considérer les infrastructures comme des symboles du développement économique n’ayant plus nécessairement les effets attendus sur le réel.

1. Le discours: "développement" et "désenclavement"

En 1962 Valérie Giscard D’Estaing, alors ministre des finances, annonçait l’extension du programme autoroutier national au nord et au sud du pays « afin que ces voies nouvelles y apportent le progrès, l’activité et la vie »[1]. Un demi-siècle plus tard, les nouveaux projets (comme ceux de ligne à grande vitesse ou d’aéroport) suscitent au plan local les mêmes espérances comme le montre Jean-Marie Bodt dans son analyse du traitement médiatique de la controverse sur l’autoroute A65 par le journal Sud-Ouest[2]

  « Environ un quart des articles recensés traite de l’A65 dans le cadre de bénéfices économiques. Ainsi, des centres commerciaux, des hôtels, des entreprises, des activités touristiques (vertes) et un « boom immobilier » devraient entre autres voir le jour grâce à l’autoroute pour redynamiser la région et créer de l’emploi. Un directeur d’agence immobilière dira par exemple : « On sait que l'A65 va nous amener du développement économique et des entreprises. Et quand il y a des créations d'emplois, il y a des besoins de logements. Cette autoroute est une chance ». Si ce discours sur le développement économique est beaucoup relayé par les acteurs du secteur privé, il est également au centre des propos de la classe politique régionale. » On observe en effet sur l’analyse graphique représentant ces ensembles discursifs une proximité importante des mots « développement », « économique » et « territoire » avec l’ensemble relatif à la représentation et à l’action publique, ce qui signifie que ces mots apparaissent régulièrement en lien avec les paroles d’élus. » (Bodt 2016)

Dans un contexte de chômage de masse les infrastructures de transports sont en effet souvent perçues par les élus locaux et leurs administrés comme un des derniers outils à disposition pour générer des créations d’emplois sur les territoires. Alors maire de Mont-de-Marsan et conseillère régionale, Geneviève Darrieussecq mobilisait ainsi en 2012 la rhétorique du désenclavement pour justifier ses espérances concernant l’autoroute A65, récemment construite, et la ligne à grande vitesse du Sud-Ouest, en projet : « Nous pensons que ces deux infrastructures vont nous permettre de développer de l'activité économique, de l'emploi, de pouvoir diversifier nos emplois sur le territoire en créant une économie qui n'était pas là jusque-là, à cause de cet enclavement.»[3] Interrogé à la même période, Alain Vidalies, alors député du même territoire, et futur ministre des transports (2014-2017), utilisait sensiblement les mêmes arguments. La concordance des propos de ces deux élus, par ailleurs opposants politiques, illustre la représentation plus générale associant infrastructures de transport et créations d’emplois, un lien que ne confirme pourtant pas l’analyse économique et géographique sur le sujet.

2. Ce que dit la recherche

            Emile Quinet, économiste et haut fonctionnaire du ministère des transports distingue trois formes de liens entre développement des transports (et donc de leurs infrastructures) et croissance (Quinet 1998: 27). Le premier, le plus évident, est l’ « effet de chantier », qui fait par exemple promettre à la Fédération Nationale des Travaux Publics (FNTP) que « l’ensemble des projets du plan de relance [autoroutier] permettra la création de 8 200 emplois, directs et indirects, en moyenne par an »[4] entre 2016 et 2022. Inspirée par les travaux de Keynes sur l’importance de la dépense publique pour soutenir l’activité, les effets sur l’emploi de ce type de politique publique ne sont néanmoins pas liés à la fonction que doivent remplir ces équipements, mais à l'intensité en travail de leur production - par ailleurs relativement faible compte tenu de l'importante mécanisation de ce type de chantier.

Le deuxième lien est plus structurel. Il repose sur l’idée que le développement des infrastructures permet de baisser les couts de transport et donc le prix des produits et des déplacements, ce qui augmente la consommation et donc la croissance économique.

Plus généralement, et c’est le troisième type de lien,  il est attendu de ces infrastructures qu’elles augmentent le potentiel de croissance des pays en permettant d'intensifier les échanges (Didier et Prud’homme 2007: 113). Mais des travaux de recherche récents montrent que, si cela a été vrai, ça ne l’est plus : « En définitive, la littérature économique est, comme souvent, plus nuancée sur l’impact réel des dépenses d’infrastructures. Si ces dernières ont bel et bien un effet positif, cet effet résulte pour l’essentiel des premiers investissements qui établissent le réseau, et non des extensions et/ou des aménagements effectués à un stade plus avancé. » (Lafourcade et Mayer 2009)

Mais plus que ces effets macro-économiques, et comme l’illustrent les paroles d’élus citées précédemment, l’espoir mis dans les infrastructures porte surtout sur leurs effets locaux. Ici aussi, cependant, de nombreux travaux montrent que « le développement socio-économique par les infrastructures relève plus du slogan que de la réalité » (Dron et Cohen de Lara 2000: 266)[5]. En effet selon Quinet, lorsqu'on établit le bilan des analyses théoriques et empiriques disponibles on peut en conclure que « si les transports contribuent à augmenter l'activité dans certaines zones, il y a bien sûr des zones où elle se réduit. (…) Cette discrimination opérée par les transports, créant des zones avantagées et des zones qui ne le sont pas, se traduit par une polarisation, c'est-à-dire par un renforcement des zones fortes » (Quinet 1998).

Ces résultats permettent de comprendre le soutien des élus des grandes métropoles régionales à des projets de ligne de train à grande vitesse, d'aéroport ou d'autoroute. La seule fonction économique réelle qu’ils assurent est en effet de favoriser la création de grands pôles urbains pouvant participer à la concurrence territoriale internationale (Faburel et Girault 2016). Mais ce positionnement est beaucoup plus compliqué à comprendre pour les élus des villes secondaires et des zones rurales traversées qui, sauf exception, ont peu à attendre et potentiellement beaucoup à perdre de l’arrivée de ces équipements.

Ce décalage entre la réalité des infrastructures et les espérances qu’elles génèrent rend dubitatif jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Claude Gressier, haut fonctionnaire qui fut notamment directeur du « Transport terrestre » au ministère des transports, évoquait ainsi à ce sujet la « croyance » des élus locaux alors « qu'il a été effectivement montré et démontré qu'il n'y a pas d'effet inéluctable des infrastructures de transport sur l'emploi » [6]. Dans le même ordre d’idée, Dron et Cohen de Lara constataient en 2000 « la persistance de mythes, hissés au rang de dogmes, tels que les fausses équivalences BTP - infrastructures – désenclavement - croissance économique nationale et locale - mieux être général,» (Dron et Cohen de Lara 2000: 29). L’espoir que génèrent ces infrastructures doit donc être cherché ailleurs, en particulier dans leur dimension symbolique.  

3. Les infrastructures de transport comme symbole

Faisant écho aux propos de Valérie Giscard d’Estaing cités plus haut, et à ce qui a pu être observé sur d'autres conflits environnementaux (Bes, Blot, et Ducourneau 2016), Bodt souligne l’importance de l’occurrence du mot « vie » dans son analyse du traitement journalistique de la controverse sur l’A65. Celui-ci est mobilisé par les opposants au projet, pour parler de la disparition du cadre de vie d’espèces animales et végétales, mais surtout par les promoteurs du projet pour défendre une « autoroute vitale »[7]. Il nous semble qu’émerge ici une part de l’imaginaire véhiculé par ces infrastructures. La route n’y est plus défendue par des arguments fonctionnels, mais de manière purement symbolique : la route est ce par quoi arrive la vie, la route c’est la vie. Mais de quelle mort est-il question ici, dont prémunirait l’infrastructure ? De l’enclavement, probablement, comme le suggère JM Bodt :

 « Ainsi l’autoroute apporte la vie, ou plutôt une certaine conception de la vie, et va permettre de « désenclaver » les populations des départements concernés. Le thème du « désenclavement » (abordé 132 fois) est un des points centraux de l’argumentation des acteurs favorables à l’autoroute ». [8]

Ce symbolisme s’inscrit dans une représentation organique de l’économie et du territoire, où les axes de transport, comme les artères du corps humain, apportent la vitalité à ses différentes composantes. Etre coupé de ces axes, « enclavé », c’est être condamné à l’asphyxie, à la disparition.

Pour appuyer cette image, sont souvent convoqués, notamment par les élus, des exemples historiques de villes ayant refusé ou raté l’arrivée des premières voies ferrées et qui en paieraient aujourd’hui toujours le prix. Cet argument est alors posé comme si la question des infrastructures de transport et de leurs effets économiques se posait de la même manière aujourd’hui que lors de l’arrivée du chemin de fer, comme si un nouvel équipement pouvait avoir autant d’impact dans un pays doté de plus d’un million de kilomètres de routes, de près de 30000 kilomètres de voies ferrées[9] et de près de 150 aéroports[10] que dans un territoire où il fallait trois jours et trois nuits pour relier Paris à Lyon en diligence (Robb 2011).

Cette pensée anachronique se révèle particulièrement dans l’usage abondant des notions d’enclavement et de désenclavement. Selon le « Dictionnaire historique de la langue française » le terme « désenclaver » est  apparu pour la première fois en 1870, à l’époque du développement à grande échelle des voies de communications ferrées et routières qui conduisaient réellement à « rompre l’isolement  (d’une région, etc.) par l’amélioration des communications»[11]. Aujourd’hui, techniquement, mises à part quelques zones insulaires, de montagne, ou de forêt guyanaise, il n’existe plus en France de région « enclavée », c’est-à-dire « isolée du reste du pays, sans voies de communication »[12].

Si, malgré la disparition des conditions matérielles qui en justifiaient l’usage cette notion persiste avec autant de force, c’est qu’elle est soutenue selon nous par un imaginaire puissant. Celui-ci prend probablement sa source au 19ème siècle, dans les bouleversements économiques gigantesques ayant accompagné les constructions des infrastructures de transport. Ces équipements furent dans beaucoup d’endroits, notamment dans les campagnes, une des manifestations les plus spectaculaires de ce changement de monde. C’est par elles qu’est progressivement arrivée, non la vie bien sûr, mais la vie bonne telle qu’elle est vue dans la modernité capitaliste, faite d’échange et de concurrence, d’accès à de nouveaux produits et à de nouveaux marchés. Citons pour illustrer cet espoir, ces vers écrits en 1846 par Jules Janin, sur une musique d’Hector Berlioz, à l’occasion de l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Lille :

 « Que de montagnes effacées ! / Que de rivières traversées ! / Les vieillards, devant ce spectacle, / En souriant descendront au tombeau ; / Car à leurs enfants ce miracle / Fait l’avenir plus grand, plus beau [...] / Des merveilles de l’industrie / Nous, les témoins, il faut chanter / La paix ! Le Roi ! L’ouvrier ! La patrie ! / Et le commerce et ses bienfaits ! » (cité par Jarrige 2014).

 Plus tard, cet imaginaire associant infrastructures de transports et prospérité s’est nourri des politiques de grands travaux qui ont constitué un des outils de politique économique majeur contre la grande crise. Enfin, plus récemment, c’est en partie à travers ces équipements que la France a vécu le « miracle » des "Trente glorieuses" (Pessis, Topçu, et Bonneuil 2013). C’est aujourd’hui ce « miracle » que l’on veut voir renouveler, que l’on attend de la nouvelle route, de la nouvelle ligne de train ou du nouvel aéroport. Mais le rôle historique de ces infrastructures les a chargées de promesses qu’elles ne sont plus en mesure de réaliser. Elles sont des symboles de la prospérité économique mais n’en sont pourtant plus les actrices. Autrement dit, leur raison d’être fonctionnelle a laissé la place à leur composante imaginaire, ce qui est selon Castoriadis le signe d’une aliénation :  « L’aliénation, c’est l’autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans l’institution qui entraîne l’autonomisation et la domination de l’institution relativement à la société. » (Castoriadis 2006: 198).

[0] Milanesi Julien, 2019, « L’imaginaire des grandes infrastructures de transport ». In Zélem M-C, Carrère G, & Dumas C, (dirs.), Dans la fabrique des transitions écologiques, Karthala, Paris.

[1] Déclaration radiodiffusée à la RTF, 23 février 1962. (Metrich et Milanesi 2018)

[2] Analyse réalisée à l’aide du logiciel IRAMUTEQ, sur un corpus de 1476 articles écrit sur une période de 8 ans (2002-2010).

[3] Entretien réalisé le 10 juin 2010.

[4] http://www.plan-relance-autoroutier.fr/presentation.htm

[5] Dominique Dron, Michel Cohen de Lara, 2000

[6] Claude Gressier, entretien réalisé le 23 juin 2014.

[7] Op. cit.

[8] Op. cit.

[9] Commissariat général au développement durable 2018

[10] Union des aéroports français 2018

[11] Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006

[12] Dictionnaire Le Robert Illustré, 1996.

Bibliographie:

Bes M.-P., Blot F., Ducourneau P., Sivens ou qui défend la vie sur le territoire ?, Mondes Sociaux, 1er avril 2016

Bodt J.-M., Médias et controverse : le journal Sud-Ouest et l’A65, Webdocumentaire. « Construire de nouvelles infrastructures de transport ? », UVED, 2016

Castoriadis C. L’institution imaginaire de la société, 1975, Paris, Seuil, 2006

Didier M., & Prud’homme R., Infrastructures de transport, mobilité et croissance. Rapport public, Les rapports du Conseil d’Analyse Economique, 2007

Dron D. & Cohen de Lara M. Pour une politique soutenable des transports: rapport au Ministre de l’environnement, Paris, La Documentation française, 2000

Faburel G. & Girault M. dir., La fin des villes, reprise de la critique Mécanismes et impensés de la métropolisation et de ses Méga-Régions, Carnets de la Décroissance, 2, 2016

Lafourcade M. & Mayer T., Des routes pavées de bonnes intentions,   Références économiques, 9, CEDD, 2009

Metrich S. & Milanesi J., L’intérêt général et moi, Projections & Direction Humaine des Ressources, 2018

Milanesi J., Metrich S., Henriet N. Construire de nouvelles infrastructures de transports?, Webdocumentaire. UVED, 2016

Quinet E. Principes d’économie des transports. Paris, France, Economica, 1998

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