Les inégalités sociales de santé sont injustes, cela paraît frappé au coin du bon sens puisque l’Organisation mondiale de la santé, les différents gouvernements, les institutions de santé et autres associations des pays occidentaux souscrivent à ce constat. On assiste de fait à une promotion assez consensuelle de politiques de réduction des inégalités sociales de santé avec le focus mis sur l’amélioration des déterminants de santé pour les populations.
Toutefois, ce volontarisme, de prime abord humaniste et pragmatique, ne s’intéresse finalement qu’aux inégalités, considérées comme injustes, tant qu’elles influencent uniquement la santé et sans s’attacher à combattre les inégalités sociales qui débordent de ce cadre, considérées comme justes ou à tout le moins tolérables.
Pour l’auteur, philosophe et chercheur à l’Espace éthique Île-de-France, cela est contreproductif puisqu’ « il s’agit moins d’empêcher les nuisances de l’organisation sociale que de compenser ses effets ». Par conséquent, « tant qu’elles seront cantonnées à un problème de santé publique, les inégalités sociales de santé persisteront ».
Son ouvrage a pour ambition d’analyser les causes premières qui sous-tendent les inégalités de santé et donc la « hiérarchie des vies » qui les déterminent. Dans des sociétés libérales promouvant des individus autonomes et entrepreneurs d’eux-mêmes, l’État n’a pour rôle que de permettre à chacun de poursuivre la vie qu’il juge bonne « en fonction de l’importance qu’il confère à la santé ». Selon cette vision libérale, l’État doit permettre « d’égaliser les conditions concrètes […] d’accéder à la santé » sans intervenir sur les valeurs que les individus donnent à leur santé. Par conséquent, si les instruments pour lutter contre les inégalités de santé sont mis à la disposition de tous, les individus sont hautement responsables de leur état de santé.
Ceci n’est pas sans rappeler les concepts de résilience, de méritocratie et d’égalité des chances justifiant l’ordre social, puisque chacun a la possibilité de s’en sortir et, qu’en quelque sorte, on a le sort qu’on mérite. En contradiction avec cette vision libérale, l’auteur nous invite à nous interroger sur les « jugements de valeur portés sur les vies humaines par les institutions ». En effet, pourquoi les inégalités de santé sont-elles injustes si n’est pas injuste une différence de six années d’espérance de vie entre un cadre et un ouvrier ? Comment tolérer une plus forte mortalité liée au Covid-19 en Seine-Saint-Denis que partout ailleurs en France ?
En réalité, cette hiérarchie des vies repose sur une hiérarchie de valeurs qui procède d’un gradient social de la valeur que l’on octroie à sa santé et même à sa vie. Les individus appartenant aux classes les moins favorisées sont soumis à des facteurs de destruction interne (exposition au tabac, à l’alcool, aux situations à risque…). Ils sont également pris dans des facteurs de destruction externe (manque d’accès aux services, alimentation, habitat, exposition aux polluants…). Tout ceci concourt à se réfugier dans des valeurs qui peuvent parfois être éloignées des préoccupations de santé, voire en opposition.
Un programme de réduction des inégalités sociales de santé devrait par conséquent s’attaquer à la racine du problème des inégalités sociales, en améliorant les conditions d’existence plutôt qu’en permettant de s’adapter à des conditions défavorables, en agissant par exemple sur la distribution et la production des ressources, au risque sinon de reconduire les inégalités de valeurs et de vies.
Finalement, « les inégalités sociales de santé devraient pouvoir être un étalon de la justice des sociétés ».
Paul-Loup Weil Dubuc, L’injustice des inégalités sociales de santé, Hygée Éditions, Rennes, 2023
Note de lecture publiée dans le numéro 107 de la revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique https://pratiques.fr/-Pratiques-No107-Euthanasie-au-risque-de-mourir-d-attendre-