Thatchérisme, néo-libéralisme : aux origines, un très discret coup d'État qui transparaît dans un livre retraçant l'histoire du Think Tank "Adam Smith Institute" Cet article, paru dans une publication britannique, m'a semblé extrêmement important. J'ai obtenu la permission de l'auteur, George Monbiot, je l'ai traduit, et je vous le propose ici
UNE INSURRECTION DE DROITE USURPE NOTRE DÉMOCRATIE
Depuis 30 ans, le milieu des affaires, les think tanks néolibéraux et les médias se sont associés pour faire une OPA sur notre système politique. Ils sont en train de gagner la partie.
(photo : Après avoir envisagé un coup d'état militaire, Sir James Goldsmith a choisi de créer le Referendum Party. Son slogan : « Que le peuple décide » !)
La « subversion », c'est l'acte de détourner par en dessous. Il nous faudrait un nouveau mot pour « détourner par le haut ». La première menace à peser sur l'État démocratique et ses fonctions, ce n'est ni la loi de la rue, ni même une insurrection de la gauche : c'est la « sus-version » lancée par les très riches et leurs corporations.
Ces forces raffinent en permanence leur mode d'attaque contre la gouvernance démocratique. Elles n'ont pas besoin, comme l'ont fait Sir James Goldsmith, John Aspinall, Lord Lucan et d'autres encore au cours des années 70, de discuter de l'opportunité d'un coup d'état militaire contre le gouvernement britannique : ces ploutocrates ont d'autres moyens de le détourner.
Depuis quelques années, je cherche à mieux comprendre comment les exigences des grandes corporations, et celles des hommes les plus riches, s'inscrivent dans les choix politiques. J'ai fini par situer les think tanks néolibéraux au centre du processus. Ce sont eux qui, tout en se présentant comme les champions du libre échange, font des propositions qui semblent le plus souvent affermir le pouvoir des corporations.
David Frum, autrefois membre de l'un de ces think tanks (American Enterprise Institute), affirme : « de plus en plus, ils fonctionnent comme des agences de relations publiques - mais dans ce cas précis, nous ne savons pas qui sont leurs clients. » Comme le souligne avec enthousiasme Jeff Judeson, lobbyiste au service des corporations, ils sont « quasiment immunisés contre toute rétribution... l'identité des donateurs qui soutiennent les think tanks est protégée ; même involontairement, elle ne sera jamais divulguée. » Selon un consultant autrefois employé par les frères milliardaires Koch, le financement de think tanks est « une façon de faire avancer les choses sans se salir directement les mains ».
Tout cela, je le savais déjà, mais ces derniers jours, j'en ai découvert bien davantage. Dans « Think Tank, the Story of the Adam Smith Intitute », Madsen Pirie, fondateur de l'Institut, nous offre un éclairage précieux, bien qu'involontaire, sur la façon dont fonctionne réellement le pouvoir en Grande-Bretagne.
Peu après sa fondation (en 1977), l'Institut s'adresse à « toutes les grandes entreprises ». Une vingtaine d'entre elles répond à l'appel, chéquier en main. Le soutien le plus enthousiaste est apporté par James Goldsmith, conspirateur à ses heures, l'un des repreneurs d'entreprise (littéralement dans le texte : « dépeceur d'actifs ») les moins scrupuleux de l'époque. Avant de faire l'une de ses donations, nous raconte Pirie, « il écoute attentivement tandis que nous lui résumons le projet, et l'audace et l'envergure de notre idée fait briller ses yeux. Quand il repart, son secrétaire nous tend un chèque de 12 000 livres sterling. »
Dès les premiers jours, les journalistes les plus cotés du Telegraph, du Times et du Daily Mail offrent leurs services. Chaque samedi, dans un bar à vin appelé le « Cork and Bottle », les chercheurs de Margaret Thatcher ainsi que les journalistes les plus respectés du Times et du Telegraph rencontrent l'équipe du Adam Smith Institute et celle de l'Institute of Economic Affairs. Tout en déjeunant ensemble, ils « planifient la stratégie de la semaine à venir. » Ces réunions sont conçues pour « coordonner nos activités pour nous rendre collectivement plus efficaces. » Les journalistes restituent ensuite les propositions de l'Institut dans des éditoriaux et de grands articles, tandis que les chercheurs travaillaient au corps les ministres influents du gouvernement.
Bientôt, selon Pirie, chaque fois que l'Adam Smith Institute fait une publication, le Mail publie un article de soutien en première page. Le chef de rédaction de l'époque, David English, supervise personnellement ces articles, et aide l'Institut à aiguiser son argumentation.
Puis, au fur et à mesure que Pirie avance dans son histoire, toutes les références au financement disparaissent. À part des billets d'avion offerts par British Airways, aucun sponsor n'est nommé après le début des années 80. L'Institut affirme faire campagne pour « the open society », la société ouverte, mais il cultive le secret et ne rend de comptes à personne. Aujourd'hui, il refuse tout net de révéler qui le finance.
Pirie décrit la façon dont son groupe a développé et raffiné de nombreuses politiques emblématiques mises en oeuvre par Thatcher et John Major. Il revendique (et fournit d'amples preuves en soutien de ses affirmations) le mérite complet ou partiel pour la privatisation des chemins de fer et d'autres industries, pour la sous-traitance des services publics aux entreprises privées, pour la poll tax (impôts locaux), la revente de logements sociaux, les marchés intérieurs de l'éducation et de la santé, la création de prisons privées, la réforme du financement de la santé, et, plus tard, les politiques fiscales de George Osborne.
Pirie rédige également le manifeste de l'aile néolibérale du gouvernement Thatcher, « No Turning Back » (Pas de retour en arrière.). Officiellement, les auteurs du document, publié par le Party, sont des parlementaires comme Michael Forsyth, Peter Lilley et Michael Portillo. « Aucune mention de mon nom n'a jamais figuré nulle part, aucun lien avec moi-même ou le Adam Smith Institute. Ils m'ont versé mes 1000£, et tout le monde a été content. » Et le rapport de Pirie devient la charte fondatrice de la doctrine que nous appelons aujourd'hui le Thatcherisme – mouvement dont la Garde Prétorienne s'est donnée le nom de No Turning Back Group.
Au Parlement actuel, l'équivalent se nomme le Free Enterprise Group. Cinq membres viennent de publier un manifeste similaire, Britannia Unchained. En écho au fil narratif développé par les Think Tanks néolibéraux, ils mettent sur le compte du modèle social et de l'attitude des classes inférieures l'effroyable manque de mobilité sociale régnant au RU, suggèrent la nécessité de coupes bien plus importantes, et suggèrent également que la réponse à tous les problèmes de la nation serait la démolition intégrale de l'État providence. Leur action est plus subtile que celle de No Turning Back ; ils n'exigent pas ouvertement, ne fomentent pas de plans terrifiants : ces mouvements ont beaucoup appris au cours des 30 dernières années.
Il serait difficile d'imaginer un manifeste qui soit davantage créé sur mesure pour soutenir les intérêts des corporations. Et comme pour souligner ce positionnement, la couverture affiche une citation de Sir Terry Leahy, jusqu'à tout récemment le PDG de Tesco : « Le chemin s'ouvre devant nous, sans obstacle. Il nous suffit d'avoir le courage de l'emprunter. »
Et une fois de plus, la presse répond à l'appel. Dans la période précédant la publication, le Telegraph commandite toute une série d'articles – sous le titre « Britain Unleashed » – soutenant le même et désolant agenda : moins d'impôts pour les riches, moins d'assistance pour les pauvres, moins de régulation pour les entreprises. Un autre article, publié il y a quinze jours par Ian Cowie, son directeur des finances, propose de limiter la représentation politique aux seuls contribuables. Autrement dit, ceux qui ne versent pas suffisamment d'impôts sur le revenu se verraient privés du droit de vote.
À mes yeux, ces gens sont l'avant-garde de la droite, qui se mobilise d'abord pour briser, puis pour mettre la main sur un système politique conçu pour nous appartenir à tous. Comme chez les marxistes, on trouve beaucoup de synonymes de « briser » dans leurs éléments de langage : il est beaucoup question de « destruction créatrice », de rompre ses chaînes et de se libérer de ses entraves. Dans le cas qui nous occupe, ils cherchent surtout à libérer les riches des contraintes de la démocratie. Et pour l'instant, ils sont en train de gagner la partie.
Twitter: @GeorgeMonbiot
A fully referenced version of this article can be found at www.monbiot.com