Oui, d'accord, je me répète un peu, mais transposons pour voir. Fillon est soupçonné de pratiques douteuses, le Canard sort l'info, une enquête est ouverte et le candidat, outré, crie au complot politique et dénonce un « coup d'état des juges ». L'enquête suit son cours normalement et c'est une bonne chose.
En face, Wikileaks révèle des mails qui éveillent des soupçons de pratiques douteuses au parti démocrate américain. Et plouf, non seulement aucune enquête n'est ouverte mais la perdante de l'élection, outrée, crie au complot politique en désignant un adversaire historique (enfin, sur le temps court parce qu'il y a 70 ans, c'était un allié précieux). La CIA, connue pour ses propres pratiques douteuses, confirme et la stratégie de diversion fonctionne à la perfection.
Car le complot est Russe ! Forcément russe, non pas une contribution de lanceurs d'alerte révélant des faits pertinents mais des Russes, donc des sombres manipulateurs, c'est évident.
Entre temps, on révèle que la CIA se spécialise dans les signatures frauduleuses de hackers mais rien n'y fait. Les médias au grand complet, y compris celles qui ont été carrément bonnes sur Fillon, s'engouffrent dans l'entourloupe en hurlant dès qu'un membre de l'administration Trump croise un Russe.
Il faut dire que c'est la mode. Voilà quelques années maintenant que la Russie est l'ennemi. De façon incantatoire, on dénonce un système gangrené par l'oligarchie – ce qui est parfaitement exact – et anti droit-de-l'hommiste – encore exact MAIS sans jamais pousser le raisonnement assez loin pour reconnaître que toute l'économie mondiale est gangrenée par l'oligarchie et que nous soutenons mordicus d'autre régimes classés nettement plus bas dans le respect des droits de l'homme. Incidemment, ici aussi, on a tendance à mourir aux mains de notre police. On laisse des bébés à la rue en plein hiver. Tant que ce n'étaient que des voyous (lire Rroms, racisés ou réfugiés), ça ne dérangeait pas trop mais après la répression sauvage des manifs contre la loi El Khomri, ça commence à faire jaser.
Le point de rupture ? La Crimée. Le fait que la Crimée ait été Ottomane, puis Russe, puis république autonome d'URSS, puis Ukrainienne au sein de l'URSS, puis Ukrainienne hors de l'URSS, ne l'autorise pas, sur un registre alsacelorrainien, à choisir aux côtés de qui elle souhaite se ranger. Voit-on des tendances d'extrême-droit en Ukraine ? Qui sait ? Pas nous, vu le manque de couverture critique et distanciée de l'information.
Bref, nous avons marché à fond dans la rhétorique US et maintenant nous antitrumpisons de façon bêtement primaire. Il y a mieux à reprocher à Trump que ses accointances avec des Russes, un état de fait évident : les oligarques sont en affaires ensemble, quel scoop ! Trump est le signe d'une évolution terrible : l'oligarchie décide de se passer du petit personnel politique pour mettre la main directement sur les manettes du pouvoir. C'est une évolution logique du renoncement politique des dernières décennies et de la colonisation des consciences par le TINA. S'il a été appuyé par la Russie, c'est parfaitement inintéressant : dans cette élection, la finance ne pouvait pas perdre. L'oligarchie a conquis le monde et aujourd'hui, le vrai sens politique n'est nulle part aux commandes. Voilà la réalité, le reste, c'est de l'anecdote. Et aujourd'hui la rhétorique triomphante fait tout pour nous pousser vers la guerre et pourquoi ? Vraisemblablement parce que la Russie et la Chine envisagent de déboulonner l'hégémonie du dollar en le contournant. L'initiative serait plutôt intéressante, non ? Mais lémédia, comme dit si bien Lordon dans l'article ci-dessous, ont choisi leur camp. Seulement, lémédia sont bien embêtées parce que Trump n'est vraiment pas sortable. Alors lémédia font la guerre à Poutine. L'indigence est totale.
À lire absolument, le formidable article de Lordon : http://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-verite-ou-journalisme-post