L'heure est grave. À peine rentré de Davos, un délégué des patrons du CAC40 a demandé à rencontrer le Président. Son mandat est clair : les chefs des plus grandes entreprises mondiales veulent faire savoir que cette fois, ils ne ménageront personne. Cette fois, ils exigent des résultats.
_ Il faut faire quelque chose !
_ Mais mais mais je m'y emploie, se hâte d'assurer le Président. J'ai été très clair et je suis heureux de pouvoir vous dire que la pilule est passée. J'ai montré que je serais intransigeant, que les sacrifices étaient inévitables mais que si nous voulons...
_ Attendez, attendez, là. Vous parlez de quoi, au juste ?
Les yeux limpides du Président s'arrondissent. Il récite :
_ Mais de la nécessité d'alléger les charges qui pèsent sur les entreprises pour...
_ Je vous arrête tout de suite, mon petit. Vous savez ce que vous êtes en train de faire ? Vous nous préparez une pétaudière. Combien de temps est-ce que vous croyez que les gens vont supporter ça ?
_ C-comment ?
_ Mais vous les désespérez, mon petit vieux ! Vous croyez qu'on peut encore faire des affaires sereinement ? Nous sommes assis sur un volcan ! Bon, nous avons tiré un peu sur la corde, je l'admets. Le coup de prélever directement sur les comptes bancaires pour renflouer les banques, c'était un peu gros. Il y a des gestes, comme ça, qui ne laissent pas indifférent. Mais vous ! Vous, vous êtes censé incarner un recours, je me trompe ? Vous êtes censé dire « je vous ai compris et je vais faire le maximum pour vous donner satisfaction » ! Vous vous trompez de rôle, mon petit père.
_ Mais je... Non, je vous assure, nous avons la situation bien en main, nous pouvons tout à fait assurer votre sécurité...
_ Ah oui ? Et comment ?
_ Ma foi, confie le Président avec gourmandise, nous ne l'avons pas encore sorti des cartons mais nous avons un très joli projet pour renforcer la sécurité.
_ Non, non. Ça ne va pas du tout. Le coup de la sécurité, c'est éventé. Voilà des années que vous le ressortez, tous, les uns après les autres. Les gens ont peur, oui, bravo, mais à ce stade, ils ont davantage peur de ne plus rien voir dans leur gamelle. Et là, ce ne sont pas davantagede flics dans la rue qui vont les rassurer. Non, je vous le dis en clair : vous poussez les gens à bout. Et quand les hordes hurlantes déferleront dans la rue, ce sera très, je répète, très mauvais pour les affaires.
_ Mais nous saurons juguler...
_ Ta ta ta, mon petit, rien du tout. Vous voulez faire quoi : arrêter cinq cent mille personnes ? Tirer à balles réelles ? Si jamais le petit peuple se décidait à s'énerver, vous ne pourriez strictement rien faire. Et il pourrait, vous savez ? Vous dites un mot de trop et demain, il se lève pour une broutille. Et ensuite, l'escalade, vous et moi à la lanterne...
_ Nous avons les moyens, le savoir-faire...
_ Il faudrait faudrait leur déclarer la guerre, il y aurait une émeute par semaine. Un peuple stressé ne consomme pas ! Non, mon cher, il faudra faire un peu plus original.
_ Oh, non, sûrement pas ! Nous avons accompli un travail de fond...
_ Assez efficace, je dois vous l'accorder. De la belle ouvrage... mais le moment est venu de passer à autre chose. Comprenez bien que les gens, vous les tenez uniquement par l'hypnose. Parce qu'ils ne mesurent absolument pas que le jour où ils en auraient vraiment marre, ils pourraient renverser tout l'édifice.
_ Je peux vous assurer que...
_ Rien du tout. Oh, et puis taisez-vous. L'important, c'est que les collègues et moi, nous ne sommes pas contents. Et puis, je vous ferai remarquer que vous avez mal fait vos calculs. Vous les étranglez, le chômage explose, vous réduisez les services publics et après, vous voulez qu'ils consomment. Mais ça ne marche pas comme ça, mon petit !
_ C'est pourtant ce que vous...
_ Bon, il faut une mesure à toute chose. Voilà, on a tenté. Avouez que c'était tentant. Et nous avons très bien tiré nos marrons du feu mais maintenant, il s'agirait de penser un peu à la paix sociale.
_ Excusez-nous, chef, je veux dire, monsieur. Je n'y suis pour rien ! Ce sont mes collaborateurs, et puis tous ces experts, ils voulaient faire du zèle, ils n'ont pas mesuré... On ne peut compter sur personne...
_ Écoutez, vous avez la majorité, maintenant, démerdez-vous.
_ Mais enfin, que voulez-vous que je fasse ?
_ Un peuple détendu, qui a foi en l'avenir, ne fait pas de vagues. Dès qu'il a suffisamment, il se fiche de savoir si d'autres ont beaucoup plus. Il faut augmenter les salaires !
_ Augmenter, mais... Et le coût du travail ?
_ Taratata, mon grand, vous n'y connaissez rien.
_ Mais le ruissellement... ?
_ Le ruissellement ? Vous voulez dire le fait que notre richesse devait déborder, imbiber les couches inférieures de la société ? Désolé, nous avons préféré la garder. Ce n'est pas automatique, vous savez, vous vous êtes complètement trompé sur ce point. J'aimerais dire que c'est le seul. Enfin ! On fait avec ce qu'on a. Au moins, vous appliquez les consignes, vous êtes un relais formidable pour nous. Et justement, il va falloir vous remettre au travail, mon petit vieux ! Le social ! Il nous faut du social.
_ Du... ? bredouille le président éperdu.
_ Oui, vos grandes théories, retirer toutes les barrières et le marché trouvera son équilibre, il s'auto-régulera, c'est terminé, tout ça. On a tenté, ça n'a pas marché, vous êtes le derniers à vous obstiner, vous autres, les élus. Aucune flexibilité, je vous jure, aucune capacité d'innovation, infoutus de tirer les conséquences des conditions que vous avez sous les yeux. Si nous étions comme vous... eh bien, nous serions beaucoup moins riches.
_ Mais...
_ Et l'environnement, mon petit ? Vous croyez qu'on va pouvoir s'en sortir si on ne fait pas plus attention à l'environnement ?
Le Président le dévisage, estomaqué.
_ Non, sérieux, reprend le grand homme, outré, il faudrait essayer de réfléchir un peu sur le long terme ! Où voulez-vous qu'on aille une fois qu'on aura tout salopé ici ?
Le Président reste sans voix. Les bras lui en tombent.
_ Vous voyez, reprend son interlocuteur, sagace, c'est le propre d'un entrepreneur : savoir identifier et saisir les opportunités ! Moi, personnellement, je vais me faire des couilles en or en développant de nouvelles sources d'énergie. L'Etat n'a pas choisi d'investir ? Parfait, nous le ferons à votre place, ce sera toujours ça de gagné.
_ Je ne peux pas faire ça. Non, là, vous m'en demandez trop. J'ai toujours donné mon maximum pour vous suivre mais cette fois, ça ne passe pas. Je ne retournerai pas ma veste.
_ Ne vous y trompez pas, mon petit vieux, on nous déteste peut-être mais vous, vous êtes totalement décrédibilisé. Si vous voulez vous relever, il ne vous reste qu'un espoir : nous suivre.
_ Mais...
_ Nous, ce qui nous arrange, c'est la stabilité. Or ce qui se prépare, c'est la chienlit !
_ Mais que voulez-vous que j'y fasse ! J'ai fait trois discours la semaine dernière et ça n'a rien donné. Une vieille dame a vomi.
_ Il faut que je me charge de tout, alors ? En plus de tout le travail que me tape, je dois me faire élire à votre place ? Mais ce que je vous propose, c'est la place du Sauveur, mon petit loup ! Le type qui va retourner sa situation, rentrer dans l'Histoire ! Oui, l'Histoire avec un grand H !
_ M-moi ? C'est bien ce que je comptais faire, mais là...
_ Écoutez, taisez-vous, et prenez de notes, on ira plus vite. Il faut dire que vous avez entendu la souffrance de vos concitoyens. Que vous avez pris acte de l'évolution de la situation mondiale et que vous en avez tiré les conséquences. Qu'on ne peut plus tolérer de telles inégalités de revenus. Qu'on ne peut plus aller droit dans le mur avec le réchauffement climatique.
_ Le réchauffement climatique ? Sérieux ?
_ Tout ce qu'il y a de sérieux,
_ Et vous direz aussi que votre adversaire... Non, ça vous l'avez déjà dit, on va se foutre de votre gueule, mais prenez-moi à partie, tenez, obligez-moi à réinvestir, embaucher et même... allez, c'est bon, pour cette fois, j'irai même jusqu'à payer mes impôts. Je récupérerai ça par ailleurs.
_ Oh, non, je ne pourrai pas. Je n'oserai pas.
_ Il faut vous refaire une image, mon grand, sinon vous ne nous servirez à rien ! Non, allez-y, ne craignez pas de me taper dessus, je suis coriace. Et puis moi, qu'on m'aime, je m'en fous. Opposez-vous à moi ! Votre victoire ne sera que plus grande. Non, soyons clair : nous allons droit dans le mur. Habituellement, nous aurions déclenché une guerre mais là, les gens ne marchent plus, le patriotisme est foutu, à part peut-être aux US... Non, il faut calmer le jeu, mon petit chou. Sinon, je vous jure que les gens vont comprendre qu'ils pourraient parfaitement se débrouiller sans nous.
_ Blasphème !
_ Mais si, réfléchissez ! Ils ne pourraient plus consommer à tour de bras mais soyons clairs, la plus grande partie des choses que nous leur vendons sont parfaitement inutiles. Je les ai bien vus, là, monter leurs petits circuits d'échanges, mutualiser, solidariser. Manger, boire, s'abriter, s'amuser sans nous, ils peuvent ! Vous êtes un peu pâle, là. Vous voulez un verre d'eau ? Firmin ! Un verre d'eau pour Monsieur le Président. Bien fraîche. Voilà. Non, réalisez bien : ce sont des gens modestes. Et les gens modestes acceptent des conditions qui seraient impensables pour nous, l'élite. Je vois ça un peu comme les cancrelats qui ont survécu à toutes les catastrophes, et qui pourraient me dit-on survivre à une catastrophe nucléaire mondiale. Alors que nous, les grands animaux nobles et splendides, nous sombrons au premier nuage. Non, reprenez-vous. La tête entre les genoux, là. Ça ira ? Dites, j'essaie de vous parler sérieusement ! Si vous n'êtes pas capable de suivre, je m'adresse ailleurs.
_ Non ! Ça va aller. Ça va déjà.
_ Ah, j'aime mieux ça. Je disais donc, le peuple, au fond, il ne lui faut pas grand chose et ce pas grand chose, il peut se le procurer sans nous. Nous avons dépensé des trésors d'ingéniosité pour le convaincre d'acheter toutes sortes de choses mais là, ça ne marche plus. Si on est trop pauvre, on se rabat sur le minimum... et on s'aperçoit que le minimum, c'est beaucoup moins que ce qu'on pensait. La grande illusion se dissipe ! On redécouvre ce que nous, dans notre monde, nous n'avons jamais oublié : le bien-être, au quotidien, se fabrique à coup de gestes sympathiques les uns envers les autres, de soutiens, de coups de pouce. J'ai lu quelque part que la solidarité, en gros, se pratique tout en haut et tout en bas de l'échelle sociale. Bref, si on ne leur laisse rien, soit ils nous prennent ce qui leur manque, soit ils se débrouillent sans nous.
_ Vous... vous avez raison. Pour moi, c'est un concept inouï, je l'avoue. Jamais dans toute mon évolution politique je n'avais approché d'une révélation pareille mais... Les écailles me tombent des yeux et je vois...
_ Très bien, mon petit. Maintenant, parlez-moi de ce concept de revenu universel ?
Références :
http://www.mediapart.fr/journal/international/200114/le-forum-de-davos-decouvre-les-inegalites
https://mail.google.com/mail/u/0/?tab=wm#inbox/143b482e9feaae24 (Novethic Info : Davos s'intéresse aux inégalités)