Juliette BOUCHERY

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Billet de blog 21 juillet 2025

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Le malheur des enfants

Les enfants arrivent au monde et ce que leur monde leur propose est normal. Il faut faire un chemin long et difficile pour développer un regard critique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans cette vidéo de Double Down News, le réalisateur du film The Prince And The Paedophile parle (avec mesure et respect) du témoignage de Virginia Giuffre, victime de Jeffrey Epstein, et de l’imbrication entre réseaux de pouvoir et réseaux de pédocriminalité. On est déjà au courant. Ces cercles secrets, leur impunité, ce cloaque de grosses fortunes, de gens de pouvoir et de services secrets, c’est la came affreusement banale des thrillers.

C’est aussi un truc qui fait actuellement du mal à Trump parce que ses électeurs, qui admettaient sans grande difficulté son saccage économique et social, ont subitement calé sur un truc. Mais ce truc, c’était ce sur quoi ils l’avaient élu : « Drain the swamp ! » (On nettoie le marécage !), c’est-à-dire : Stop aux menées des réseaux secrets qui manipulent les décisions publiques à leur avantage tout en se livrant à des horreurs, sexuelles et autres, sur des enfants.

Or maintenant qu’il est au pouvoir, Trump refuse de livrer « le dossier Epstein ». Ses électeurs, qui ont cru (et c’est ahurissant) que Trump était des leurs, se sentent trahi. Pour lui bien sûr, il n’est pas question de trahir les siens... mais les siens, ce sont ces réseaux de gens de pouvoir internationaux.

Une phrase m’a particulièrement touchée dans la vidéo de Double Down News : Virginia Giuffre, violée par Epstein et prostituée par lui dans son réseau de puissants, Virginia Giuffre qui s’est suicidée en avril dernier, a dit : « le plus terrible, c’est que quand on leur offre sur un plateau une fille de 16 ans, ce qu’ils veulent tous, c’est lui faire mal ».

Ah.

Cela revient de plus en plus souvent dans la conversation : le viol est un acte de domination et la composante sexuelle n’est pas forcément la plus importante. L’inceste n’est pas un acte sexuel mais un acte de domination (voir par exemple Le Berceau des dominations de Dorothée Dussy). Ces « hommes qui ont tout » (formule de Trump dans une lettre qu’il a écrite à Epstein pour les 50 ans de ce dernier) aiment mettre en scène leur domination par la douleur qu’ils infligent à l’autre.

Comment ne pas faire le lien avec leur éducation ? Car ils ont été, n’est-ce pas, éduqués selon des traditions ! Les traditions élitistes d’une caste fermée auto-reproductrice qui se regroupe dans des établissements prestigieux. Des lieux comme ces écoles catholiques récemment épinglées pour leurs pratiques de violences physiques et sexuelles et pour leur intention fermement exprimée de se tamponner avec le programme national et de prodiguer une éducation à leur sauce. On peut aussi penser aux bizutages assassins des grandes écoles.

Les enfants arrivent au monde et ce que leur monde leur propose est normal. Il faut faire un chemin long et difficile pour développer un regard critique. Les membres de l’élite ne sont pas aidés dans cette voie parce qu’on leur inculque aussi la conviction qu’ils sont appelés à mener les autres, et qu’ils savent mieux que les autres.

Ces élites, qui deviennent à leur tour des abuseurs de gosses... tout dans leur éducation les invite à dominer. Le mode d’emploi qui leur est livré est fait de compétition, loi du plus fort, violence, souffrance et entre-soi. C’est donc en toute logique la forme qu’ils s’emploient sans relâche à imposer à notre société. En effaçant patiemment tout ce que nous avons pu grappiller dans des moments qui nous étaient un peu plus favorables

Et cela descend le long des échelons. C’est probablement le seul véritable ruissellement que propose ce régime : ce ruissellement de la domination.

La violence sociale oblige tout le monde à des destins, des métiers, des comportements (interpersonnels, professionnels, de genre) qui ne correspondent à personne. Nous sommes tous contraints, soumis à une pression détestable. Si nous craquons, le soin ne visera ni à chercher pourquoi tant de gens craquent, ni à réfléchir à la création d’une société qui nous ressemble. Non, on cherchera à renvoyer le malade au boulot le plus vite possible. La seule finalité de notre vie : être productif.

Le monde devient fou, l’État social se désagrège. Face à une telle pression, on tombe malade, on se fait du mal ou on fait du mal aux autres. De haut en bas, il n’y a pas grand monde qui y trouve son compte : les chiffres des suicides sont assez parlants et si vous me dites que nos milliardaires ont des gueules d’hommes heureux, je vous proposerai de les regarder mieux.

Ce système abîme tout le monde.

Voilà des années qu’on nous dit que le système est prêt à s’écrouler et pourtant il tient encore.

Pour fonctionner autrement, pour se baser sur l’intérêt des vivants et du vivant, il y aurait des pistes. Les nantis, bien sûr, « refuseront de rendre les clefs » (dixit Lordon). Nous pouvons tout de même commencer à penser la société que nous voulons.

La fortune des gens trop riches représente pour nous, le plus grand nombre, une charge insoutenable. Nous produisons pour eux, ils polluent individuellement davantage que des nations entières. Non, ils ne nous offrent pas les moyens de vivre : ils créent les conditions de notre mal-être.

La fameuse décroissance pourrait déjà consister à ne produire que ce qu’il faut aux gens ordinaires, tous les gens ordinaires et surtout ceux qui sont actuellement pillés.

Changer n’a rien de simple mais continuer, c’est littéralement gâcher tout : notre temps sur terre, notre terre elle-même. Dans l’autre colonne, il n’y a rien, ou juste l’avantage pécuniaire d’une poignée de nantis. Disons que le projet est difficile à valider.

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