Les gens se sont mis en société pour quoi, au fond ?
À l'origine, vu le rapport prédateur/proie, on s'en sortait nettement mieux à plusieurs. Quand on n'a ni ailes ni griffes ni carapace, quand les petits mettent si longtemps à être autonomes, on a intérêt à pouvoir compter sur le groupe.
Plus tard, le savoir venant, il a fallu répartir les tâches. S'il faut s'occuper de tout, planter le blé et faire le pain, planter le lin et faire la toile, construire son toit, fabriquer des chaussures aux gosses et régler les litiges, c'est bien simple : on ne s'en sort pas. Alors par goût ou par hérédité, on se spécialise. Les pompes, ce sera untel, et la justice tel autre.
Seulement voilà, le monde est menaçant, on ne se sent guère de puissance, les coups durs ont tendance à pleuvoir... on décèle forcément une volonté contraire. O paranoïa première ! Un grand quelque chose s'acharne sur nous (ou à l'occasion nous porte) et c'est humain, on cherche à se le concilier, à le mettre dans son camp. Éventuellement à trouver, en soi, sa trace.
La bonne place à prendre, à ce stade, est celle de l'intermédiaire. Celui ou celle qui dialogue avec le Grand Destin, ou qui est éventuellement désigné par Lui pour chapeauter les autres. Ces deux-là, le prêtre et le chef, la main dans la main, ça a tenu très, très longtemps. Une belle stabilité... et puis un glissement.
Parce que oui, dès les débuts, s'il y a eu groupe, il y a sûrement eu chef. Il fallait bien canaliser l'effort. Et s'il y a eu chef, il y a eu soif de puissance. (Curieux, quand même, comme elle mobilise peu, la notion de service !) Un glissement, donc, un glissement de la force vers l'argent. Les cordons de la bourse, les mains sur les manettes de la production.
Mais le souci, le souci, c'est que le chef n'est pas connu pour sa reconnaissance.
On pourrait imaginer pourtant une tendresse éperdue pour ces gens, tous ces gens qui conjuguent leurs efforts pour lui offrir cette place fabuleuse, tout en haut, la vue panoramique, tous les privilèges, une marge infinie de manoeuvre, la meilleure soupe ! Eh bien non.
Il ne faut surtout pas dire merci, au cas où ce serait interprété comme un signe de faiblesse.
Il faut maintenir un bouclier d'airain entre eux et soi, au cas où il leur viendrait à l'idée, à eux, qu'on est un quidam comme les autres. L'idée que ce qu'il sont si généreusement donné, ils pourraient le reprendre.
Alors.
Alors il faut les dresser, les masses. Bien en penser l'élevage. Chercher, perpétuellement, la position juste. Chercher à pousser le curseur un peu plus loin. Trouver l'équilibre, leur fournir le minimum de survie – morts, ils n'apportent plus grand chose – et le minimum de satisfactions – trop mécontents, disons désespérés, ils deviennent moins maniables. Mais pas trop, pas trop sinon ils n'ont plus assez peur. C'est tout un art ! Et même un métier, le mieux rémunéré de tous. Par moments, il faut savoir lâcher un peu de lest, concéder certaines choses pour que le troupeau prête de bonne volonté sa force et son savoir. Lui abandonner une part du gâteau pour qu'il ait de quoi s'offrir ce qu'il a produit. Fournir un effort d'éducation pour qu'il ne s'aperçoive pas que c'est absurde.
Seulement voilà, c'est un effort de tous les instants de conduire l'attelage. Certains ont moins de talent, ils font des bourdes grossières, ça nuit à tout le modèle. Les ajustements, les stratégies, parfois on se lasse. On fatigue, on aurait presque envie de tout envoyer promener, déposer le fardeau. Même si c'est excitant, addictif même, d'imaginer le prochain gros coup, inventer une nouvelle façon de placer ses pions, d'occuper le terrain – on ne peut pas toujours se donner à fond. La fatigue, c'est humain.
Alors de loin en loin, on s'accorde une guerre. C'est rentable et ca remet le compteur à zéro. Le troupeau se met en rang, tous les regards braqués dans la même direction, on peut souffler un peu. On perd du cheptel mais ce n'est pas grave, il s'en fabriquera toujours d'autres.
Seulement, à la sortie, ils redeviennent rétifs. Ils résistent, il faut leur expliquer, encore et encore, qu'on fait tout ce qu'on peut. Qu'on se décarcasse pour eux mais qu'on n'a pas le choix, vraiment, je vous jure, aucune alternative. Les miettes, c'est réellement tout ce qu'on peut vous laisser, sinon tout s'effondre et là, il n'y a plus rien pour personne. Et malgré toute la pédagogie déployée, il y a toujours des mécontents pour revenir à la charge. Pour commencer à imaginer de serrer les rangs mais cette fois face à nous. Pour renâcler devant ce que nous déversons dans leur auge, en répétant que c'est pas bon, c'est sale, l'énergie les médicaments la bouffe l'air l'eau – et puis quoi encore ? Ils s'enflamment pour des symboles, ils s'enflamment pour de vrai. Il faut des prodiges d'hypnose pour qu'ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont cent mille fois plus nombreux et qu'il suffirait...
Les gens, dans une société, ça dérange.