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Aussitôt le submerge la joie des corps. Passé les vigiles et la double-porte du club, la musique le tape aux tripes, efface d'un coup l'ennui qui l'a rongé toute la journée. Baptiste s'arrête au bord de la piste comme sur la grève et contemple la mer chamarrée des danseurs. Ce sont des bombes humaines, se dit Baptiste, projetant tout autour non pas la mort, mais l'énergie, le bonheur d'exister fait de transe et d'oubli. Le rythme du son explose dans son cœur qui bat, vite, plus vite. Il se sent bien, détendu, open. Baptiste reconnaît les habitués transfigurés par les lumières rouges, bleues, jaunes des projecteurs, guette les nouvelles têtes. Ici, les gens sont jeunes, ils sont beaux et bien mis, ils s'amusent. Rien à voir avec les clones vêtus de noir qu'il rencontre au boulot, pâles, stressés par les objectifs et la concurrence. Baptiste pensait s'éclater en bossant dans la pub : il a posé le pied sur un nid de vipères hypocrites, dissimulant derrière leurs sourires cool une volonté farouche de le descendre. Au club, il est vivant, vraiment.
Il ne se rend pas au bar, il a déjà pris ce qu'il lui faut : de jolies pilules bleues qui abattent les murs que la société dresse entre les gens. Il en a dans sa poche, pastels, pour offrir. La fête n'est pas la fête sans le partage. Baptiste voudrait que ça aille plus vite. Plus vite, la vie et ses succès. Il voudrait l'exaltation, l'intense, tout le temps. Il cherche la légèreté du corps et de l'esprit, danser, danser : il veut la vie dense, Baptiste. Que la fièvre ne retombe jamais.
Il se lance sur la piste parmi l'essaim des danseurs aux visage ruisselants de sueur, les cheveux des filles collés sur les tempes, la nuque, leur ventre nu sous les hauts lamés. La puissance de la petite pilule bleue, monte et d'un coup l'envahit. Baptiste ne sent pas ses jambes. Il danse, et la matière n'est plus pesante, plus enfermée dans les pauvres limites de sa peau, Baptiste s'expanse à l'infini : il n'y a plus que le rythme de la musique et les corps serrés les uns contre les autres et les lumières qui cognent dans la tête, arrachent jusqu'au fond de l'âme. Perdre le contrôle et que tout soit enfin plus intense.
Baptiste s'est jeté parmi les corps en mouvement, il ferme les yeux, se laisse saisir tout entier par la musique décuplée par les effets de la petite pilule bleue. Les autres, tout proches, le frôlent, bougent en même temps et soudain les danseurs s'éloignent, leurs figures déformées grimacent. Baptiste voit le barman là-bas, très très loin, à l'autre bout de la piste et du monde, qui sourit derrière le zinc et tire une langue de serpent. Mais l'effroi ne prend pas, il lui suffit de relever l'écran de ses paupières pour que les monstres s'effacent, que le chaos s'ordonne. Une fille aux longs cheveux dénoués à des tentacules si clairs qu'elle lance vers le ciel, le visage renversé, ses seins tressaillent sous l'étoffe légère. Sa copine a des mouvements de robot, non sans grâce, un visage sculpté sous le foulard argent qui retient sa chevelure crépue. Leur beauté foudroie Baptiste qui les aime aussitôt toutes les deux. Il sourit aux filles qui ondulent devant lui et lui rendent son sourire, la blanche au buste de liane et la noire à la cambrure de reine. Il a sur lui de quoi faire leur bonheur.
Les pilules pastels, à la jolie forme de fleur, luisent au creux de la paume de Baptiste quand il sort la main de sa poche et l'ouvre devant les filles en hurlant : cadeaux! Elles ne dansent plus mais se crient à l'oreille. Baptiste comprend qu'elles hésitent, il sait qu'elles ont peur : c'est la mort, peut-être, qui s'offre à elle, logée dans ces bonbons. Une bouteille d'eau circule, passe de l'une à l'autre, et les filles se décident, elles avalent en se regardant fixement, comme on se lance un défi, main dans la main au bord du gouffre. Puis elles se remettent à danser sous la lumière hachée du stroboscope : leurs gestes syncopés, leurs corps magnifiques effleurent le corps de Baptiste qu'elles aimeront, follement, jusqu'à l'aube.
Dessin de Béatrice Boubé

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