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Un an déjà ! Tu es né à la maternité André Grégoire, le premier septembre 2015 et aujourd'hui tu fais tes premières tentatives : rester debout sans t'accrocher à rien, et tu mets un petit pied nu devant l'autre en riant sur les pavés de la place Jean-Jaurès. Hier, ta maman t'a renversé sur ses genoux ; très fière, elle me montre : deux nouvelles quenottes ont percé en haut ! Alberto, c'est ton anniversaire. Quand je sortirai du travail, je te chercherai dans une des rues de Montreuil que tu connais si bien. Tu as un an aujourd'hui, mais je ne sais pas où je te trouverai ce soir pour t'apporter ton cadeau.
Est-ce que tu as compris que tu es un enfant Rom ? Quand la musique démarre, tu lèves les deux bras et tu claques tes petits doigts de chaque côté de la tête comme fait ton papa quand il danse. Alberto, tu es un petit montreuillois mais tu es aussi un des enfants Roms des familles expulsées du 250 boulevard de la Boissière, et tu vis dans la rue depuis trente-trois, trente-quatre jours ? Je m'y perds, je n'arrive plus à compter. Un enfant montreuillois pas comme les autres : le maire, Patrice Bessac, ne veut plus te voir dans sa ville. Trop belle pour toi, la ville de Montreuil, ta ville de naissance. Alberto, tu dois partir avec ta famille, tu dois disparaître des rues de Montreuil, cela fait plus d'un mois que le maire Patrice Bessac t'envoie la police pour te le dire. Mercredi tu as dormi encore sous la tente de camping, dans le square Marcel Cachin. Pendant la nuit, deux intrus ont sauté la grille. Les papas qui faisaient le guet ont donné l'alerte parce que la nuit dehors, c'est dangereux : vous vous êtes déjà fait agresser. Tout le campement s'est réveillé ! Les gars sont repartis sans rien vous faire. Fausse alerte mais pas facile de se rendormir après cela, à deux heures du matin. À huit heure la police était là.
La police, à huit heure, la veille de la rentrée des classes, la veille de ton anniversaire. Il faut quitter le square Marcel Cachin et vite ! Pour aller où ? Tu regardes les grands replier les tentes, entasser les matelas, bourrer les sacs, charger les poussettes de toutes les affaires. Ça fait plus d'un mois que ça dure, ces déménagements, quelques fois plusieurs fois par jour, sous l’œil de plus en plus agressif de la police. Vous quittez le square puisque ça semble si important que le square soit vide et que quarante Roms soient à la rue. Et les treize familles se retrouvent au pied de la mairie, autour de la sculpture qui représente une jeune fille ravissante, allégorie de l'agriculture. Et les familles attendent. Heureusement, vous n'êtes pas seuls, à la merci du mépris des agents de police envoyés par Patrice Bessac. Il y a des gens solidaires, des montreuillois qui accourent et se mobilisent. Combien de gadgés faut-il pour protéger un Rom ? De plus en plus. La tension monte et les gadgés aussi ne sont à l'abri de rien.
Vous êtes là depuis des heures, à côté de la mairie, bien décidés à ne plus bouger que quand le maire vous mettra enfin à l'abri. Deux petites camionnettes de nettoyage arrivent. Les conducteurs disent avoir reçu l'ordre de nettoyer la place. Des montreuillois leur indiquent des endroits très sales dans la ville où il pourraient travailler tranquilles. Mais là, il y a les affaires, et les familles et les enfants. Ils insistent. Les gens commencent à ranger les matelas. Un cordon se forme pour protéger les affaires des jets d'eau. Un passant, un vieux monsieur, s'indigne : « là c'est comme s'ils leur disaient qu'ils sont des ordures qu'on doit nettoyer au jet : c'est du racisme ! » Le monsieur est un Noir et semble connaître assez bien le sujet du racisme. « C'est de la discrimination », lance-t-il à la cantonade. Mais les nettoyeuses font leur sale boulot et tournent sur la place. Christophe les filme, Gilles les photographie. Une des deux camionnettes fonce sur Christophe qui s'écarte d'un bond avant d'être renversé. Le véhicule fonce alors sur Gilles, pile à côté de lui, le conducteur sort un bras par la fenêtre et attrape Gilles par le col, tente de lui arracher violemment son appareil photo en l'injuriant. Des gens s'interposent, les camionnettes s'en vont : difficile débat avec le chef des deux ouvriers du nettoyage qui prétend n'avoir pas vu les agressions. On se réinstalle par terre, de plus en plus de gens arrivent en renfort. Et la police, toujours, qui demande de dégager. Alors les gens s'assoient, ne veulent plus bouger. Ils resteront là, sous les fenêtres de la mairie.
Entre les murs, on sait que se déroule une réunion du « bureau élargi ». On sait qu'il y a des tensions entre les membres du conseil municipal, dans la majorité, cette gauche plurielle fourre-tout qui se taisait jusqu'à maintenant. Mais au bout de la réunion, rien. Pas de mise à l'abri.
Jusqu'à minuit la police a harcelé les famille, leur ordonnant encore et encore de quitter la place. La police filme et photographie ceux qui sont là, un agent interpelle Marianne par son nom de famille pour bien lui signifier qu'ils savent qui elle est. Intimidation, mépris : telle est la vie des Roms et de leurs soutiens à Montreuil. Aujourd'hui, premier septembre, six enfants expulsés de la Boissière vont se rendre à l'école de Nanteuil, puisque c'est la rentrée des classes, puisque c'est leur école et que la vie, triste spectacle, doit continuer. Il y aura un gâteau, il y aura un cadeau. Bon anniversaire, petit Alberto !
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