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Piétement tubulaire en acier : coloris rouge, c'est en mathématiques. Bleu, en classe d'anglais. Les pieds de la chaise de Riheb sont de couleur jaune en sciences. L'assise et le dossier en bois, finition vernis naturel. En français, la chaise de Riheb présente des dégradations : une partie du dossier a été déchirée et l'on voit les fibres du bois mises à nue ; au dos : les restes d'un autocollant. Une tache d'encre en technologie, étalée là où elle devrait s’asseoir. On imagine Riheb tirer sa chaise de dessous la table, découvrir la tâche d'encre séchée et pousser de grands cris : «M'sieur, ma chaise elle a l'cancer!» Mais Riheb n'est pas là.
Absente. L'absence de Riheb, au troisième rang première colonne en histoire-géo, se déplace selon la succession des heures de cours. Au quatrième rang colonne du milieu en espagnol. Près de la fenêtre, à côté de la porte, devant le bureau de la professeure qui fait l'appel et jette un œil machinal sur la chaise vide quand elle prononce à haute voix le prénom de Riheb. «Pas là!» C'est sa copine qui répond.
Au collège, on ne trouve plus Riheb dissimulée dans un coin, terminant de raconter un truc hyperimportant même si ça a sonné depuis cinq bonnes minutes, avant de rejoindre sa classe d'un pas traînant. Les recoins sont occupés par d'autres élèves, et c'est dans d'autres oreilles que se glissent les reproches des surveillants en patrouille. La porte s'ouvre sur des figures marmonnant des excuses, et les corps des retardataires de la classe de Riheb remplissent toutes les chaises sauf une. «Où est Riheb?» Absente.
Les vacances au bled qui débordent sur la rentrée en attendant que le prix des avions baisse, ça finit par bien faire. Après trois semaines, tous les élèves sont présents. Alors, Riheb? Elle n'entend pas son réveil le matin? Sa mère lui colle des corvées qui l'occupent la journée? Elle est punie par son frère parce qu'elle a traînée dans la rue ? À quinze ans, Riheb sait ce qu'est la vie quand on est née en dehors de la zone de bonheur. Personne ne répond au numéro de la mère de Riheb. On imagine l'appareil émettant sa sonnerie au fond d'un sac, abandonné sur la table du salon quand la mère est à la cuisine. Ou bien, le frère attrape le téléphone et, reconnaissant un appel du collège, ne décroche pas.
Toutes les chaises sont vides dans la salle d'arts plastiques. Par la fenêtre ouverte sur l'automne encore tiède, entrent des rires. Traversé par les avions, le ciel bouge doucement, comme un filet tendu par dessus les cris venus de la cour. C'est la récré, sauf pour Riheb.
Un Airbus en provenance d'Alger s'arrête dans un grand hurlement de freins, se gare sur le tarmac de Roissy. Les passagers débarquent, impatients malgré l'hébétude du voyage. Engourdis, ils font la queue à la douane, reprennent leurs bagages puis se pressent vers la navette, les taxis, embrassent l'oncle venu les chercher en voiture. Comme chaque jour, il y en aura six. Six avions décolleront d'Alger, traverseront la Méditerranée, survoleront les montagnes aux neiges éternelles, les champs bien peignés, les villes roses, la banlieue grise et se poseront à Paris. Mais aucun ne ramènera Riheb de ses trop longues vacances. Sa copine a eu de ses nouvelles. Ses parents, son frère, l'ont décidé : elle reste au bled pour être mariée.
Dessin de Béatrice Boubé

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