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Billet de blog 3 juillet 2017

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Jeunes en 2017 (24) : Sadgati

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Sadgati se souvient de sa première année à Sciences Po.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Sadgati retrouve le plaisir de marcher dans Paris. Seule, à grand pas, les cheveux noués en une longue tresse noire qui lui bat le dos, elle traverse le jardin des Tuileries et une fine poussière blanche se dépose sur ses sandales, sur la pointe de ses pieds. De l'autre côté des arbres, il y a la Seine et ses eaux vertes. Elle a songé s'y jeter il y a quatre ans, du Pont du Carrousel ou du Pont Royal. Laisser son corps glisser dans la Seine qui est grise en hiver quand elle n'a plus que le ciel nuageux à refléter. L'onde glacée l'aurait menée à la mer, vaste champ de l'oubli. Mais ça n'a jamais été plus qu'une idée, sa disparition au cœur de la ville qu'elle aime depuis qu'elle l'a découverte adolescente, grâce à une sortie scolaire. Pour échapper à la tyrannie de son père, elle devait faire confiance à son destin, mais surtout à sa force.

Elle s'arrête sur un banc, à l'ombre des marronniers dont les feuilles roussissent dès le début de l'été, et regarde en contrebas les touristes se déplacer par petits groupes autour du bassin où voguent une poignée de voiliers captifs poussés par les enfants. C'est sa première balade parisienne depuis qu'elle est rentrée de son stage au Québec. Sadgati : son prénom en hindou signifie libération, délivrance, peut-on se soustraire à l'horoscope d'un prénom ?

À vingt-trois ans, Sadgati termine un cursus d'études supérieures dans une grande école dont elle n'avait jamais entendu parler avant que ses professeurs de Terminale ne lui expliquent la convention d'éducation prioritaire pour entrer à Sciences po. Ses parents voulaient qu'elle travaille bien et surtout reste sage. Elles les a écouté puisqu'elle les aime. Mais son père maudit maintenant cette école qui a dévoyée sa fille. Libération, délivrance. Dans le tout petit appartement de Pantin où son père terrorisait la famille, Sadgati étouffait. L'école était une main tendue pour échapper à cette prison fatale : elle l'a, de toutes ses forces, saisie.

Aujourd'hui, elle devrait être mariée, mère de deux ou trois enfants, vivoter dans un petit appartement qui ressemblerait à celui de ses parents où son mari, qu'il n'était pas question qu'elle choisisse, régnerait en maître. Bon maître, mauvais maître, question de chance pour les filles comme elle. Mais Sadgati a été la seule candidate de son lycée à être prise cette année-là au concours : elle avait dix-huit ans et le droit de choisir sa vie selon la loi, pas selon les traditions. Sadgati a refusé le mariage que son père, qui la sentait glisser vers un ailleurs incompréhensible, voulait lui imposer. Sadgati s'est enfuie de chez elle, s'est réfugiée chez une amie. Son père l'a maudite. Cette année là, il y avait les cours, la difficile mise à niveau, l'intégration à un autre univers mi-accueillant, mi-hostile dont elle devait apprendre les codes, son père furieux qu'elle lui échappe, sa famille qu'elle ne voyait plus et qui lui manquait, ce mariage contre lequel elle s'est battue jusqu'à en tomber malade et la Seine qui coulaient ses eaux d'acier sous le Pont Royal. Mais il y avait les amies, cette ancienne prof d'anglais toujours prête à l'aider. Elle a tout surmonté. Sadgati suit du regard les petites filles qui courent dans le jardin des Tuileries, elle sent en chacune d'elle vibrer la force qui l'a sauvée et leur sourit.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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