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Ce n’est que quinze ans après la canicule, dans les circonstances d’un deuil, que Jean Stern se souvient de ce qu’il a vécu, de ce à quoi il a assisté et que s’impose à lui la nécessité de témoigner. Comment, dans ce pays qui se prétend développé, des milliers de vieux et de vieilles peuvent-ils mourir en quelques semaines, de la chaleur excessive mais surtout de la solitude, de l’abandon et du mépris ?
Ces « sacrifiés de l’indifférence », dont le nombre ne fait pas la une des journaux quand vient l’heure du bilan, sont les anciens et anciennes des classes populaires. Peu d’argent, pas toujours de Sécu, vivant en HLM dans des logements exigus et trop chauds, isolés : ces vieilles et ces vieux qui n’ont pas l’habitude de se plaindre ni de réclamer, arrivent aux urgences quand il est déjà trop tard. L’inégalité, jusque dans la maladie et la mort.
Ailleurs, dans leurs propriétés aérées, dans leurs résidences de vacances très loin de l’étouffoir des quartiers pauvres de la capitale : le président Chirac, le premier ministre Raffarin, et « l’ordure Mattéi », ce médecin ministre de la santé. Jean Stern fait, au jour le jour, le tableau implacable de la négligence des politiques, hommes et femmes incapables de réagir à la hauteur du drame qui est en train de se dérouler pour ceux et celles qu’iels sont censés protéger. Les nouvelles alarmantes ne les alarment pas, ni les alertes ni les appels à l’aide ne sont écoutés, des décisions ne sont pas prises, des informations sont délibérément cachées au public. Interrogé.es à retardement par des medias qui sortent du silence longtemps après le début des événements, ces irresponsables minimisent : « Ce sont souvent des malades qui ont une maladie chronique, ce sont des gens qui sont fragilisés, en fin de vie, et la part des choses est difficile à faire », assène Mattéi en villégiature dans le Var. S’iels meurent, c’est de leur faute, iels ne boivent pas assez. Qu’importe, en définitive, la mort prématurée des improductifs.
« Ces vieilles et ces vieux sont morts à Tenon parce qu’elles étaient trop vieilles, parce qu’ils étaient trop vieux, parce que des ministres et des médecins indifférents n’avaient pas pris soin d’eux, pendant que d’autres se démenaient pour tenter de les sauver avec les moyens du bord. Ceux-là méritent, plus que jamais, notre attention. » Sur le terrain, en première ligne comme on se plaît curieusement à dire aujourd’hui, il y a les soignant·es. Jean Stern en fait des portraits sur le vif, acérés et sensibles. On découvre le docteur Pelloux pour la première fois à la télé, on croise l’urgentiste Dominique Meyniel, les aides soignantes calmes mais fermes, l’infirmière Barbara, les brancardiers.

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L’auteur porte une grande attention à l’humain, à ce qui nous fait être hommes et femmes parmi nos semblables en souffrance et s’attache à transmettre la mémoire des visages et des derniers instants des agonisants que, faute de pouvoir sauver, il faut « accompagner ». Nous n’oublierons pas, proclamons-nous quand l’impéritie des gouvernants transforme un problème de santé publique en catastrophe collective, pourtant nous oublions.
Dix-sept ans plus tard, nul n'a tiré la leçon de l'horreur de la canicule de 2003. Les mêmes logiques économiques mortifères produisent leur lot de cadavres, ces gens, nos proches, nos voisins, partis trop tôt, tués par l'incompétence, la bêtise et l'aveuglement volontaire de ceux et celles à qui nous avons la folie de confier le pouvoir sur nos vies. La lecture de Canicule, est d’une urgence absolue, pour se souvenir des morts de l’été 2003, et éclairer ce que nous vivons aujourd’hui.

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Jean Stern, Canicule, éditions Libertalia (2020).