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Billet de blog 5 janvier 2013

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Faux-frères

Il y avait un pays où les pauvres étaient nombreux et les riches rares. En des temps difficiles, les savants mathématiciens de cette contrée montrèrent fort précisément, à l'aide de graphiques du plus bel effet, que les pauvres s'appauvrissaient (flèche rouge descendante) tandis que les riches s'enrichissaient (flèche bleue ascendante). Ils révélèrent aussi que les pauvres se multipliaient (flèche rouge ascendante) quand le nombre de riches rapetissait

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Il y avait un pays où les pauvres étaient nombreux et les riches rares. En des temps difficiles, les savants mathématiciens de cette contrée montrèrent fort précisément, à l'aide de graphiques du plus bel effet, que les pauvres s'appauvrissaient (flèche rouge descendante) tandis que les riches s'enrichissaient (flèche bleue ascendante). Ils révélèrent aussi que les pauvres se multipliaient (flèche rouge ascendante) quand le nombre de riches rapetissait (flèche bleue descendante). De ces croisements de flèches bleues et rouges, naquit, dans l'esprit des pauvres, une certaine idée de la justice. Pourquoi devrions-nous subir tant de privations, se demandèrent-ils, alors que d'autres se gavent? Les riches, qui n'avaient sans doute pas vu les graphiques, n'y pensaient pas.

Les pauvres tissèrent alors des cravates de chanvre et trouvèrent des branches solides pour pendre haut et court les coupables d'une si cruelle iniquité comme de tous leurs malheurs. Puis ils allèrent trouver les grands financiers, les argentiers cousus d'or et les décideurs prodigieux pour les traîner par la peau des fesses jusqu'au lieu de leur juste supplice. Hélas! la porte du coffre-fort était close et les maîtres des lieux naviguaient sur des yachts inaccessibles.

Les pauvres, qui n'avaient pas bricolé de gibets pour les chiens, s'en prirent alors aux patrons, leurs éternels exploiteurs. Hélas, les conseils d'administration étaient déserts, car les boss roulaient leur bosse sur d'autres continents. Les nœuds coulants se balançaient, vides, sous les veuves improvisées, et les pauvres désespéraient.

Mais les statisticiens exhibèrent de nouveaux graphiques du plus bel effet. Les savants avaient découpé les pauvres en quartiers : du plus pauvre des pauvres au pas si pauvre que ça, en passant par le pauvre moyen et le moyennement pauvre. Le camembert avait la beauté glacée d'une tranche napolitaine et le goût sucré d'une révélation. Alors, les pauvres se mirent à regarder leurs voisins d'un œil oblique. Dans les chaumières, ils reluquaient ce qui fumait sur la table du frangin, murmuraient des comparaisons, pesaient le plus et le moins, cafardaient de mesquins avantages. Et la nuit, les pauvres rêvaient d'arbres entiers où pendaient enfin les corps sacrifiés de leurs odieux faux-frères.

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