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Billet de blog 6 février 2018

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Six ans

Aujourd'hui c'est ton anniversaire. Tu existes. J'existe. Dans notre pays commun mon existence va de soi, pas la tienne.

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Illustration 1
Andréa © Gilles Walusinski

Trois mètres sur deux, environ. Cinq mètres carrés d'après la fiche technique, mais à l’œil, ça fait moins. Et quand on y habite, c'est grand comment? Quand on y dort à quatre : les parents, les enfants? Quand on y cuit la soupe et le poulet, les sarmales de fête, et quand on y reçoit ses amis? Cinq mètres carrés : à peine plus grand que les trous creusés dans la terre du cimetière le long duquel tu grandis. La camionnette Transit est un ancien modèle de chez Ford. La portière avant droite tient fermée grâce un tournevis astucieusement glissé par en-haut. La carrosserie a été doublée de contreplaqué qui isole du froid, un peu. Une bouteille de gaz pour le chauffage et la cuisson : la cuisine intégrée est un réchaud trois feux, une bassine et un jerrycan font évier ou lavabo selon l'heure. L'avant du véhicule sert de cagibi : on y entrepose les sacs qui contiennent les vêtements (chaque matin, ta mère y cherche les habits propres pour l'école en s'éclairant de la lampe frontale d'une exploratrice) et autres objets utiles à la vie. Une petite étagère pour les produits d'hygiène. Une attention portée à la décoration : le rideau qui cache la bouteille grise est un joli velours noir brodé de fil argent, la couverture du lit familial qui occupe la plus grande partie de l'espace est impeccablement tirée, une étoffe à motifs est tendue sur le contreplaqué du fond. Ta maman passe beaucoup de temps au ménage. Avec la pluie qui ne cesse de tomber, et maintenant la neige, le trottoir devant la camionnette est une longue flaque de boue que n'absorbent plus les vastes tapis déroulés sous la porte latérale. Avec tes copains, tu joues le soir après l'école et les jours où il n'y en a pas, et même en faisant attention tu ne peux pas ne pas te salir.

Tu es née il y a six ans, dans le nord de ce pays que tu n'as presque jamais quitté mais qui te considère comme une étrangère. Ce matin, les pigeons laissent leurs empreintes sur le sol blanc, autour de l'étendoir où du linge sèche sous trois centimètres de neige. C'est ton anniversaire. Je sais que les tiens, et les familles qui vivent près de toi, ne fêtent pas les anniversaires. C'est un truc de gadjé. Est-ce parce que, si longtemps, des officiers de l'état civil roumain ont refusé d’enregistrer les naissances des enfants roms? Est-ce la grande pauvreté qui fâche avec le calendrier? Est-ce toute autre chose, de bien plus profond, un rapport au temps qui s'enracine dans une tradition très lointaine? Un effet de la ségrégation à laquelle il faut faire face, de génération en génération? Qu'importe, il y a bien d'autres façons de célébrer les êtres proches que par des bougies soufflées sur un gâteau, une fois par an, quand revient le jour hasardeux d'une naissance qui ne l'était pas moins. Ce matin, la beauté des arbres couverts de poudre blanche, tu la reçois comme un cadeau.

Tu existes. J'existe. Dans notre pays commun mon existence va de soi, pas la tienne. Tu dois la prouver par un monceau de paperasses lentement accumulées, ces documents officiels et pièces avec tampon lisible, attestations et certificats en bonne et due forme qu'il faut fournir à profusion pour nourrir les commissions des services qui sont de moins en moins sociaux. Quelquefois, des gens sincères et bien intentionnés, qui ont la vertu de s'émouvoir encore qu'une famille soit contrainte de vivre dans une camionnette de cinq mètres carrés en France au vingt-et-unième siècle, se demandent comment ils pourraient aider. Je leur réponds ceci : mener le combat de l'ouverture puis du maintien des droits, cette drôle de guerre dont les armes sont de papier, conquérir la reconnaissance de l'existence de ceux et celles qui vivent ici, maintenant. Lutter ainsi contre leur réduction à la seule statistique, à un problème d'ordre public ou de flux migratoire, au néant. C'est un combat politique.

Tu as six ans, tu vis à Montreuil, ton petit frère est né dans cette ville qui vous tolère mal, ta petite sœur y naîtra au printemps et, sauf miracle, vivra ses premiers jours et les autres dans une camionnette garée le long d'un cimetière. On n'ose plus rien dire, pas protester, pas se plaindre, de peur d'attirer l'attention et la police qui peut à tout moment vous ordonner de dégager (elle l'a fait déjà, et souvent.) On n'ose plus hurler sa colère de peur de vous nuire. L'équilibre précaire de votre existence logée dans une camionnette, fruit du courage et de la détermination de tes parents, on tremble qu'il soit rompu par la force de la violence dite légitime, par l'autorité proclamant qui doit vivre, où, comment, et qui expulse, expulse. Cette sale bataille-là, celle du silence imposé par la crainte du pire, les salauds l'ont sans doute gagnée.

Dans ton quartier, il y a de hauts immeubles, des appartement empilés sous un toit qu'on appelle des logements sociaux. Sur le chemin de l'école nous nous arrêtons pour regarder les trois chats noirs et la dame qui les nourrit en bas des tours. Des ouvriers perchés sur une nacelle changent les fenêtres. La ville réhabilite, indiquent des panneaux. Tiens, la pie se pose en haut du grillage qui cerne le terrain de basket! Tu m'apprends des gros mots en romani que tu adores m'entendre répéter avec mon accent à couper au couteau. Nous jouons et c'est toujours moi le chat, et toi l'insaisissable souris. En riant, tu te réfugies n'importe où : pour te protéger, il te suffit de crier «maison magique»!

Illustration 2
Une maison à Montreuil, 6 février 2018 © JK

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