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Billet de blog 6 mars 2017

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Jeunes en 2017 (7) : Julia et Benjamin

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Julia et Benjamin ont le goût de l'émeute.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Matin blême, mais matin de feu. Il y a des aubes nécessaires, se dit Julia, où l'on sait pourquoi on se lève. Ce matin, elle ne se taira pas sur les bancs du lycée en bouillant d'impatience que la vie passe plus vite. Julia a retrouvé Benjamin. Ensemble et parmi d'autres, ils se tiennent sur le bitume luisant, non loin de la place de la Nation. Ciel de plomb : il va sûrement se remettre à pleuvoir mais ils se foutent de la météo, ils sont là avec les autres et c'est bon. Entre les corps des lycéens et les hauts bâtiments rouges du ministère de l'Intérieur, une rangée de fourgons de police barre la rue, avec les silhouettes sombres des flics à l'affût derrière les grilles anti-émeute.

Julia n'a pas hésité : elle était d'accord, évidemment d'accord pour le blocus et le départ en manif. Elle ne pouvait pas laisser passer une affaire de violence policière de plus, alors que les policiers s'en sortent toujours blanchis. Benjamin est révolté parce que, une fois encore, la matraque des schmitts a blessé gravement un jeune, un Noir. Dans sa vie ennuyeuse de lycéenne, où les jours suivent une routine à rendre dingue sans qu'elle sache pourquoi elle est en vie, Julia se sent bâillonnée. Les jeunes n'ont d'autres moyen d'exprimer leur colère, et surtout d'être entendus, que le blocus et la manifestation, pense-t-elle. Le goût de l'émeute vient à qui réfléchit. Elle dit : « faire du bruit, un maximum de bruit, pour qu'on nous entende ». Benjamin se souvient de son grand-père venu de son pays là-bas, mort d'une maladie chopée pendant ses années de travail sur les chantiers d'ici. L'histoire de la colonisation, il l'a apprise seul, car on n'en parle presque pas à l'école. Quand Benjamin aborde le sujet, son père hausse les épaules. Il affirme qu'ils sont des Français comme les autres, que ça ne sert à rien de ressasser les vielles souffrances : il faut tourner la page. « Pourquoi c'est les Arabes et les Noirs qui sont le plus contrôlés par les flics ? » lui demande alors Benjamin. Le père répond que les jeunes n'ont qu'à se tenir tranquille.

Julia et Benjamin n'ont pas peur : ils sont ensemble. Malgré les foulards noués sur les visages, ils reconnaissent leurs potes qui brandissent la banderole clamant en lettres rouges : « pas de justice, pas de paix. » Certains lancent des œufs qui vont s'écraser sur les boucliers transparents des flics, qui répliquent avec le gaz lacrymogène. Julia et Benjamin hurlent même si leurs yeux pleurent : « justice ! ». On entend un vacarme de verre : la grosse benne ronde de récupération des bouteilles vides a été renversée. Et soudain tous se mettent à courir parce que les flics chargent. La main de Julia ne tient plus celle de Benjamin, elle ne voit plus rien à travers les gaz et les larmes, elle n'entend rien à cause des détonations. Un copain lui crie qu'ils ont attrapé Benjamin. Qu'ils l'ont mis à terre sur le ventre, lui piétinant les jambes, lui écrasant le visage contre le trottoir. Elle se retourne et l'aperçoit, les mains menottées dans le dos : un flic traîne Benjamin vers le panier à salade, en lui tordant le bras. Julia se saisit d'une bouteille roulée à ses pieds et, de rage, la jette en avant.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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