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Entre le paraître et l'être : ce gouffre toujours plus profond où vient s'abîmer la vérité. Qui songe encore à énoncer ce qu'il perçoit du réel ? Dire, pour travestir. Paraître, pas même dans le déni de ce que l'on est, de ce que l'on pense et de ce que l'on voit, mais dans l'indifférence par rapport au vrai, dont on ne se préoccupe plus tant il est démonétisé. Au-delà de l'hypocrisie, le cynisme est un vice à la mode. L'important c'est le discours, c'est la construction de la réalité par un langage auquel on ne demande surtout pas le vrai, mais de produire une belle image qui rapporte. Seuls les simulacres ont un prix dans l'économie du mensonge.
Un journal municipal, destiné à la promotion de l'équipe qui gère la ville sous la direction d'un chef, le maire, est le lieu de l'exhibition du mensonge officiel que l'on considère comme « la vitrine » d'une municipalité. Si ces multiples pravdas locales tombaient entre les mains d'un martien, le petit homme vert aurait de notre pays la vision d'une terre de cocagne : dans les communes française, tout n'est qu'ordre et fête des fleurs, propreté, solidarité et dévouement des élus à l'intérêt général. Et si, au coin d'une page, on peut lire qu'il subsiste quelques petits désordres tout de même, la faute en est à certains boucs émissaires plus ou moins subtilement désignés à la réprobation des braves administrés. Chacun sait bien, pourtant, que la boutique politique est moins reluisante que cet étalage clinquant de photos choisies et d'autosatisfaction sur papier glacé, mais l'effet de la propagande, largement diffusée dans les boites aux lettres, est réel.
La une du dernier numéro du Montreuillois, le « journal municipal de Montreuil », annonce un « dossier » sur « la place de (la communauté manouche) dans l'histoire de (la) ville ». Publiées à l'occasion de la sortie d'un film sur le musicien Django Reinhard, dont l'un des rôles principaux est tenu par un artiste montreuillois, les six pages d'articles et de photos font la promotion du film mais surtout celle de Montreuil, ville de Seine-saint-Denis où se sont « immiscées » des populations Tsiganes après la Seconde Guerre mondiale. Décrivant ces citoyens européens comme une peuplade exotique et compliquée, dont « l'analyse relève de la gageure tant pour l'historien que pour le sociologue », et dont il s'amuse avec gourmandise à égrener les noms des différentes composantes, le rédacteur de l'article sur les Tsiganes de Montreuil divague sur trois longues colonnes entre image d’Épinal et folklore convenu.
On ne sait si, écrivant pour l'instruction d'un lectorat censé ignorer tout de cette « population du troisième type, cosmopolite, bariolée et généralement pauvre », l'auteur est pleinement conscient du racisme bon teint que ses mots trahissent. L'antitsiganisme est dans l'air du temps, à Montreuil comme ailleurs. Mesdames et messieurs les gadjé, semble lancer ce bateleur de foire aux monstres, venez voir nos beaux Manouches venus d'Allemagne, « dont l'itinérance est inscrite dans les gènes », admirez comment ils ont néanmoins pu « faire souche » dans la « zone, la vraie » ! Venez admirer les coutumes tsiganes et les superstitions pleines de charme, comme cette « règle absolue interdisant à un homme de passer sous les jupes d'une femme » ! Vous comprendrez mieux la bizarrerie de ces « êtres venus d'ailleurs », qui parlent une « vraie langue » mais qui refusent le logement en immeuble collectif pour ne pas « qu'un gadjo (leur marche) sur la tête » ! etc.
C'est qu'à Montreuil, il y a les bons Roms et les mauvais. « Faire souche », exhiber « sa carte d'identité et sa carte électorale tamponnée », montrer « sa bible à portée de main dans la cuisine », voilà les signes du bon Tsigane bien de chez nous, ce vrai « "Rom" qui se traduit par "homme" et n'a aucun lien avec "roumain" ». Attention au « distinguo » ! Ne pas confondre le bon grain avec ces mauvais Roms, émigrés de Roumanie, qui s'installent dans des « campements » bien moins photogéniques que les baraques des bidonvilles d'autrefois qui font si joli sur les photographies en noir et blanc d'un Doisneau. Et comme la critique du mauvais Rom roumain porte mieux si elle est formulée par une bonne Rom de chez nous, l'écrivaillon à la solde de la propagande municipale n'hésite pas à enrôler l'une d'entre elle qui « ne dissimule pas son malaise » à la vue de ces mauvais roumains qui « utilisent leurs enfants pour pratiquer la mendicité. » On comprend bien alors qu'elle puisse prendre « ombrage de cette présence (des Roms roumains dans la ville) susceptibles d'enraciner le discrédit qui colle à la peau des tsiganes aussi intégrés soient-ils. »
Racisme à peine déguisé sous l'étalage du folklore, des anecdotes cocasses et de l'exotisme, mauvais relents de colonialisme, tentative de dresser les Tsiganes français contre les Roms étrangers : les ficelles sont grosses pour faire oublier, ou pire encore légitimer, l'expulsion en juillet 2016 de treize familles roms de leurs habitations de la Boissière, ce quartier où la mairie s'enorgueillit de voir aujourd'hui sortir « de terre 244 logements ». Mais pour ces Roms roumains sans abri, qui vivent à Montreuil depuis plus de dix ans, la municipalité ne laisse aucune chance de « faire souche.»
Le Montreuillois, 27 avril-11 mai 2017