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Ainsi, les gouvernements européens ne trouvent rien de mieux que de raviver les vieilles marottes des deux siècles passés qui conduisirent aux massacres mondiaux que l'on sait. Frontières ! Frontières ! Et si le mot ne suffit pas à effrayer l'étranger fuyant toutes les guerres, alors ils construisent des murs, ils dressent des barrières de barbelés défendues par des hommes en armes. On a vu des soldats macédoniens postés à leur frontière, abattant leur matraque sur des migrants dont des femmes et des enfants, des petits tenus dans les bras. Des coups de bâton contre une foule de pauvres gens qui avancent, qui n'ont plus rien à perdre sinon la vie. Quand les matraques n'y suffiront plus, on craint que les polices européennes n'en viennent à des arguments plus définitifs, pas seulement en Macédoine. Encore une fois, la légitimation du meurtre. Les noyés en mer Égée n'émeuvent pas ceux pour qui l'humain n'est qu'une donnée statistique, un nombre, le plus faible possible, dans la négociation de quotas.
« Ma conviction est que nous ne pouvons plus avoir raisonnablement l'espoir de tout sauver, mais que nous pouvons nous proposer au moins de sauver les corps, pour que l'avenir demeure possible »*, affirmait Camus au sortir de la Seconde guerre mondiale. La prétendue fin des idéologies et de leur affrontement dans un équilibre de la terreur, la mise en place d'organisations internationales censées garantir la paix mondiale n'a pas permis le sauvetage des corps et l'actualité prouve chaque jour aux électeurs combien la vie humaine est toujours « considérée comme futile » par les gouvernements qu'ils croient élire démocratiquement. Alors il y a les bénévoles, il y a les associations, il y a les ONG, il y a les gens ordinaires qui tendent la main pour sauver les réfugiés, du moins ceux qui passent à leur portée. Et ça semble suffire à l'Europe pour ne pas glisser entièrement du côté de la honte dévolue aux grands comptables de la mort semée par la guerre d'un côté, et de l'autre par la non-assistance à peuple en danger. Les États pratiquent le meurtre de masse légitime, les ONG font l'ambulance et le star-system convoie son lot de paillettes pour nourrir la société du spectacle. À chacun son rôle dans l'économie du désespoir.
Ouvrir les frontières, si l'on ne peut les abattre. Le laissez-passer si facilement accordé à l'argent et aux marchandises, il serait temps de le réserver plutôt aux hommes et aux femmes qui souffrent, quelle que soit la raison de leur peine, car l'origine de la souffrance est toujours l'exploitation de cette souffrance au profit d'une minorité qui s'approprie le pouvoir et la richesse. Le nationalisme qui revient est un archaïsme qui n'apporte avec lui que la guerre. « Nous savons aujourd'hui qu'il n'y a plus d'îles et que les frontières sont vaines », écrivait encore Camus il y a près de soixante-dix ans. Seule la solidarité de tous les peuples et leur commune revendication d'une protection inconditionnée des vies humaines peuvent mettre fin à cette « dictature internationale » que nous imposent, faisant et défaisant les lois à leur gré, nos gouvernements qui se proclament démocratiques. L'avenir est-il encore possible ?
* Les citations de Camus sont extraites de Ni victimes ni bourreaux, une série d'articles publiés dans Combat en 1948.