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Billet de blog 8 janvier 2018

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Jeunes en 2017 (51): Anaïs

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Anaïs aime les pêchés.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

À louer. Locaux à vendre. Une boutique murée. Deux rideaux de fer tirés en pleine semaine. Un panneau mentionne : locaux disponibles. Et les rues sont désertes. Un couple passe à grands pas, leurs imperméables gonflés par le mistral qui souffle fort depuis le matin. Une femme à la longue jupe bleue, chignon derrière le crâne, tire son caddie en claquant ses mules. Deux chibani, anciens ouvriers agricoles, se sont croisés sur la placette et se saluent avant de reprendre leur chemin, clopinant sur trois pattes, tenant le pain dans la main qui n'est pas occupée par le pommeau de la canne. Les platanes tendent leurs branches nues vers le ciel chargé de nuages, comme autant de bras de suppliciés. Un homme sort de la banque et s'engouffre dans sa voiture. Anaïs regarde les vieux bâtiments entre lesquels serpentent les rubans pavés des rues étroites. Celles-ci mènent à la rivière, celle-là va vers le château et les montagnes usées. Des immeubles sont restaurés, repeints à la chaux, les persiennes bleu clair, grises ou vert pâle se détachent sur les ocres des murs, d'autres se dégradent lentement. À louer. Locaux à vendre. Anaïs vient à la ville comme on visite une aïeule malade : le cœur serré. Elle en veut au maire qui a privilégié les supermarchés : les zones commerciales construites en périphérie ont dévoré les terres arables et fait mourir le centre.

À quinze ans, elle ne rêvait que d'une chose : se tirer de ce bled à l'agonie. Elle voulait la grande ville et même la capitale, le mouvement, les foules, étudier dans les universités parisiennes, les cafés bourrés de monde, l'impression d'être portée vers l'avenir et la modernité, de vivre vraiment parmi d'autres jeunes pleins de projets. Elle a eu tout ça, et comprend ceux qui, aujourd'hui, s'en vont voir ailleurs, las de tourner en mobylette entre la piscine et le terrain de basket, fuyant le mauvais taux de chômage. À dix-huit ans, elle est partie. Sept ans plus tard, Anaïs est revenue. Elle sourit : c'est Mickey qui l'a décidée à rentrer au pays. Pour financer sa dernière année d'étude de chimiste, et puisqu'elle avait toujours été forte en anglais, elle avait trouvé ce job pour le grand parc américain : opératrice, animatrice d'attraction. Elle a fait le larbin, quelques mois, pour le complexe touristique. Assurant l'accueil et le placement des visiteurs, allant les chercher, en cas de blocage du manège, tout en haut de l'échelle dans leurs navettes suspendues, s'assurant de l’hygiène comme de la sécurité, dans le bruit, l'excitation des gamins, l'impatience de tous, le bonheur surjoué sous la surveillance tatillonne de la hiérarchie. Horaires flexibles, salaire minimal, heures supplémentaires non payées, et impossibilité de se défendre face aux avocats de la multinationale sans scrupule. La magie avait opérée : diplôme en poche, elle avait fait sa valise pour rentrer au pays. Ce n'était pas seulement à cause d'une rupture amoureuse.

Le goût des pêchés lui est revenu, à vingt-quatre ans. Enfant, elle aimait plus que tout ces quelques jours où le verger est en fleur. Les arbres se couvrent de pétales et les branches se rejoignant au milieu de l'allée forment une voûte basse, merveilleusement rose sous laquelle la petite princesse pouvait se glisser. Les parents d'Anaïs produisent aussi des pommes. Ils étaient ravis de la voir enfin s'intéresser aux fruits, mais très inquiets quand elle a commencé à raconter ses histoires de culture bio. Son père dodelinait de la tête : c'était de la folie, les arbres, attaqués par les bactéries allaient crever, les récoltes se réduiraient à rien, la culture, c'était assez difficile comme ça d'en vivre, pas besoin de se rajouter des complications. Peu à peu, elle l'avait convaincu et elle s'amuse maintenant de le voir vanter ses pêches bio auprès des consommateurs qui viennent chercher les cageots directement à la ferme.

Fragile. C'est l'adjectif qui lui vient à l'esprit quand Anaïs pense à la ville qui dépérit, à son verger bio, dépendant de subventions pouvant être supprimées d'un trait de plume, à l'équilibre si précaire du monde, aux dégâts profonds de la folie productiviste et du goût de l'argent.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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