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Billet de blog 9 mars 2015

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Aïssata

Chaque jour de l'année, sauf un, le Chapelier fou et son copain le Lièvre de mars se plaisent à célébrer follement leur joyeux non-anniversaire. Faire la fête devrait être l'affaire de tous les instants, au Pays des merveilles comme ailleurs. Mais nos vies ne sont pas des contes et nombre de de fêtes ont l'âpre goût des luttes quotidiennes.

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Illustration 1
Aïssata et Juliette (2014) © Gilles Walusinski

Chaque jour de l'année, sauf un, le Chapelier fou et son copain le Lièvre de mars se plaisent à célébrer follement leur joyeux non-anniversaire. Faire la fête devrait être l'affaire de tous les instants, au Pays des merveilles comme ailleurs. Mais nos vies ne sont pas des contes et nombre de de fêtes ont l'âpre goût des luttes quotidiennes. Aujourd'hui, 9 mars, c'est la première non-journée des droits des femmes de l'année, pourtant le combat partout continue, sans flonflons médiatiques ni discours de circonstance.

Voici* Aïssata Bangoura, elle a 22 ans. Aïssata est née à Conakry. Ses parents ne sont pas très pauvres, ne sont pas riches non plus. Son père est géographe et n'a qu'une femme : la mère d'Aïssata, de sa sœur aînée et de ses deux petits frères. Quatre enfants, c'est peu, volontairement. La mère d'Aïssata est institutrice. Malgré les crises de palu et une tension artérielle indocile, elle ouvre généreusement la porte de sa maison à tous ceux qui en ont besoin. Le père d'Aïssata veut que ses enfants aient une bonne vie, une vie pleine, c'est-à-dire, avant tout, de l'instruction. Il veut que ses enfants étudient, les garçons mais aussi les filles. Il a étudié en France, lui, dans les années 1970, avant de retourner en Guinée où sa femme l'attendait. La France, c'est le pays où l'on peut faire de bonnes études pour décrocher un diplôme puis obtenir un métier indispensable à cette belle vie qu'il souhaite à ses enfants. Il décide qu'Aïssata va partir en France, pour aller à l'école. Quand elle monte dans l'avion, elle a treize ans. Elle ne reverra pas ses parents pendant sept longues années.

A Saint-Denis, Aïssata est hébergée par un oncle français. On lui fait une place dans le déjà trop petit appartement familial. Au collège, les copains se moquent de son accent du bled. Elle apprend à parler le français sans accent. Ses parents lui manquent, ses frères, sa sœur, sa maison, son pays. Mais son père lui a expliqué que c'était une chance d'être en France et de pouvoir étudier, de prendre le temps d'apprendre. En Guinée, les femmes se marient jeunes. En Guinée, il y a la polygamie. Aïssata ne veut pas le decevoir. Elle s'accroche, traverse les hivers de la région parisienne, et réussit son Baccalauréat. A Conakry, ils sont fiers de leur petite Aïssata qui grandit loin, si loin d'eux.

Un jour de décembre, Aïssata fête son anniversaire. Elle a dix-huit ans : elle est majeure. Il lui faut des papiers, elle doit « régulariser » sa situation. Avec son oncle elle se rend à Bobigny : longue nuit d'attente devant les portes de la préfecture avec d'autres migrants dont certains reprendront le travail, le lendemain, sans avoir dormi. L'oncle et la nièce ne s'inquiètent pas vraiment ; après tout Aïssata ne pose aucun problème à la France : elle vit chez son oncle français et c'est une bonne élève. Elle s'est inscrite dans l’enseignement supérieur, pour passer un BTS de comptabilité. Quelques semaines plus tard, Aïssata apprend que sa demande de régularisation est refusée et qu'elle doit quitter le territoire. Elle connaissait les douleurs de l'exil, la nostalgie et le manque de l'affection maternelle. Elle va maintenant connaître la peur : la peur de vivre dans l'illégalité, la peur d'être arrêtée, la peur du regard des autres. Elle va connaître aussi la honte d'être différente des jeunes qui, autour d'elle, vont et viennent dans l'insouciance. Je n'ai rien contre les avocats mais celle qui s'est occupée du dossier d'Aïssata a pris son argent, c'est tout. Un jour, gare du Nord, des policiers lui demandent ses papiers. Aïssata rentre d'une épreuve du Bac, elle leur montre sa convocation, raconte une histoire au sujet de ses papiers absents : ils la laissent passer. Elle dit : la peur de ma vie, j'ai cru que mon cœur allait s'arrêter ! Aïssata longe les murs, sort peu, ne sait plus quoi faire, ne parle à personne de sa situation : elle a peur.

Il y a cette prof de culture générale, au lycée où Aïssata prépare le BTS : elle porte épinglé sur son sac un badge du RESF. Réseau Éducation Sans Frontières. Aïssata en a entendu parler. La prof a donné son adresse mail aux étudiants, au cas où. Aïssata lance un appel au secours. Elle fait bien. Quelques longs mois d'angoisse plus tard, après un parrainage républicain organisé par le réseau, une nouvelle demande de régularisation et la constitution d'un dossier gros comme un annuaire, grâce à l'action des membres du RESF et à sa propre détermination, Aïssata obtient, contre quatre cents euros de timbres fiscaux, un titre de séjour « étudiant » valable... un an. Angoisses au moment du renouvellement. On lui donne une nouvelle carte valable seulement six mois. Réussite du BTS puis de la Licence professionnelle. Aïssata trouve un emploi. Il lui faut changer de statut, elle n'est plus étudiante mais salariée. Son employeuse l'appuie dans sa demande. Une simple formalité, espère-t-elle. Mais nouveau refus, nouvelles peurs, beaucoup de découragement. Et encore, l'action des militants du réseau, l'obtention d'une carte « salariée » valable... un an.

Aïssata n'a plus honte, elle n'a plus peur. Aux réunions du RESF elle s'adresse aux jeunes majeurs lycéens, étudiants, sans papiers comme elle l'a été et les convainc de refuser la peur, de parler de leur situation à leurs professeurs, à leurs camarades, pour briser cet enfermement destructeur qu'est le silence imposé par la peur. Maintenant Aïssata voudrait devenir française, elle va déposer un dossier de naturalisation. À Conakry, ses parents sont très fiers d'elle. Mais ils savent les épreuves qu'elle a traversé et pendant ces neuf dernières années, se sont posés beaucoup de questions. Aïssata travaille, milite pour défendre les droits des jeunes majeurs scolarisés, sans papier, et pense à reprendre ses études pour obtenir un Master. Dans les rues de Conakry, il y a des enfants qui traînent, qui ne vont pas à l'école. Cette situation révolte Aïssata qui a déjà commencé à se renseigner : elle veut monter une association pour contribuer à ce que chaque enfant de Guinée, garçon ou fille, puisse étudier dans de bonnes conditions, en restant dans son pays.

* à la demande d'Aïssata, gênée, j'ai supprimé son portrait dans le corps de ce billet.

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