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Billet de blog 10 juillet 2017

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Jeunes en 2017 (25) : Alban

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Alban a le courage d'être accepté tel qu'il est.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Une chaleur étouffante pèse dans la salle, vide de tous les bureaux et les chaises entassés dans le couloir. Le lino a été ciré, il brille en sourdine puisqu'elle a tiré les rideaux sur le soleil qui brûle à toutes forces. Nul air frais ne s'insinue par les fenêtres ouvertes, mais les cris joyeux et les rires des enfants de l'école primaire d'à côté, qui jouent encore dans la cour. Dernières heures de l'année scolaire ; elle range les armoires. Une salle de classe déserte est un lieu hanté : on y sent la présence des élèves comme si leurs gestes et leurs voix avaient tout imprégné et n'attendaient que les vacances pour sourdre des murs. Ranger les armoires, archiver les souvenirs, jeter les mauvaises impressions et garder ce qui est précieux avant que ne commence une nouvelle année. Dans la touffeur accablante du mois de juillet, elle pense à Alban.

Bien sûr, elle ne pense pas qu'à Alban, mais elle pense à Alban particulièrement. Elle le voit, son grand corps très mince replié sur la chaise, ses cheveux bruns en bataille, assis derrière son ordinateur qu'il vient de brancher à la prise multiple sur la cloison du fond. On entend des bip, bip, ces sons qui sortent de l'appareil quand il presse certaines touches, et qui signifient peut-être son impatience de commencer le cours ou bien tout autre chose. À la rentrée, Alban sera toujours dans le collège mais il ne sera plus son élève.

Il est difficile de connaître les émotions, les sentiments d'autrui, ses réflexions intimes. On croit savoir, on devine d'après les mots qu'autrui prononce, les signes qu'il manifeste. On se fait une idée de ce qu'il ressent d'après ce qu'il exprime, par rapprochement avec soi-même, avec ce que l'on a éprouvé dans une pareille situation, ce que l'on éprouverait si... On se projette en autrui par la pensée comme en un autre soi-même ; suffisamment différent pour ne pas s'y confondre, suffisamment semblable pour s'y retrouver. Mais quand autrui est un jeune adolescent dit Asperger, les repères se dérobent et la seule certitude c'est que l'on n'est sûr de rien.

Au début, quand Alban a été son élève la première année, ce qu'elle cherchait pour se guider, pour éviter les erreurs aux lourdes conséquences pour lui comme pour la classe, était une sorte de mode d'emploi. Elle aurait voulu qu'on lui donne la notice explicative de cet enfant différent. Quand il fait ci : réagir comme ça. Quand il dit ci, ça veut dire ça, etc. Elle voulait réduire l'inconnu à du connu, se rassurer grâce à un protocole établi par les spécialistes en Albanologie, les parents, l'orthophoniste et les psychomotriciennes, les personnes qualifiées pour lui parler de la scolarisation des enfants présentant des troubles du spectre autistique. On lui a enseigné à décoder certains mots par lui inventés, tel celui de quatre syllabes à la sonorité turque, qu'il lançait gaiement à travers la classe quand il était content. Mais elle n'était sûre de rien : quand l'expression joyeuse disparaissait de son vocabulaire, fallait-il en déduire qu'Alban n'était plus jamais content ou bien, qu'ayant grandi, il avait modifié son lexique ? « Comment vas-tu, Alban ? », « Moi je vais bien merci ! » : la réponse mécanique mettait en évidence la superficialité du rituel social appris, elle ne donnait aucune indication sur l'humeur d'Alban.

Renoncer au mode d'emploi pré-établi, jeter un œil curieux sur les « méthodes » pour apprendre aux élèves autistes puis les oublier un peu, et porter attention à Alban, se laisser guider par ses réussites et ses progrès. Faire, en somme, comme pour les autres élèves, avec ces données indépassables qu'elle devait garder en tête : l’hypersensibilité d'Alban et son incompréhension des agissements des autres.

Au fil des mois, elle avait trouvé ces points d'accroche. L'hypersensibilité et l'incompréhension comme repères pour saisir les réactions parfois exacerbées d'Alban. Sa détresse qui le faisait arpenter la salle à grands pas quand il avait voulu lui communiquer quelque chose qui lui semblait très important et qu'elle ne l'avait pas aussitôt compris. Son regard qui glissait quand il lui demandait pourquoi tel copain était « méchant » avec lui. Elle pensait, « il n'est pas vraiment méchant, il joue avec ton hypersensibilité, il sait que tu vas réagir à sa provocation en le pourchassant ce qui va lui permettre de cavaler en hurlant dans les couloirs du collège ; ton autisme est son alibi pour satisfaire son désir de se défouler et d'enfreindre les règles tout en criant à l'injustice s'il est puni », mais elle a oublié ce qu'elle lui répondait en espérant l'apaiser. Sa colère qui ne lui laissait pas toujours le temps de prononcer les mots d'avertissement et faisait trop vite partir la main qui tapait le corps passant à proximité, bien avant que la tête n'ait pu l'arrêter. Sa panique tassée tout au fond de son être comme une boue durcie, quand privé d'AVS* après le départ de celle qu'il connaissait si bien, Alban s'est enfermé dans la contemplation de ses photos de famille sans qu'elle puisse le décider à s'engager dans une autre activité, jusqu'à la délivrance : l'arrivée de la nouvelle AVS.

Et le plaisir qu'Alban a lentement découvert, celui d'imaginer des personnages et des situations pour écrire des textes de plus en plus développés. Le goût des histoires lues, Vendredi ou la vie sauvage que des malins rebaptisaient Jeudi ou la vie sauvage pour le mettre en colère, tandis que d'autres copains les sommaient d'arrêter ce jeu idiot et le rassuraient. La joie de passer au tableau, de réciter des textes, de lire les rédactions inventées, de corriger en expert les erreurs d'orthographe des uns ou des autres. L'émerveillement devant les perles colorées dansant dans la chevelure d'une copine. Le courage de devenir plus autonome, de moins souffrir du réel compliqué, d'admettre que le quotidien est souvent imprévisible. Le bonheur, peut-être, par-dessus les souffrances, de trouver sa place au sein de la classe, au sein du collège, une place où être qui il est, accepté comme il est et de pouvoir grandir avec les autres.

* AVS, l’Auxiliaire de vie scolaire accompagne l'élève en situation de handicap dans sa scolarité.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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