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Billet de blog 11 décembre 2017

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Jeunes en 2017 (47): Tienot

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Tienot ne se plaint pas.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Le fleuve immobile roule ses eaux, large ruban grêlé, couleur de plomb. On devine sa présence muette derrière la rangée d'érables et de frênes sauvages, de buissons d'aubépines s'emmêlant sur la rive. Il fait sombre, une pluie forte s'abat sur le pare-brise que les essuies-glace balaient d'un grincement régulier. La voiture tangue sur les nids de poule faisant cliqueter la médaille de Saint-Christophe contre le petit hérisson en pendentif accroché au rétroviseur. Tienot se serre contre son cousin à l'arrière de la voiture qui s'engage prudemment sur le pont. Le fleuve, c'est ce désert noir comme un abîme : chaque jour, le traverser contre salaire. Tienot ne se plaint pas, il est bien payé.

Il pense à sa femme : elle s'est levée si tôt ce matin, elle a préparé le café qu'ils aiment tous les deux fort et très sucré. Ils n'ont échangé que quelques mots, pour ne pas réveiller le petit. Hier, ils ont décoré l'arbre de noël d'une guirlande lumineuse qui lance ses couleurs vives dans la nuit, éclaire l'intérieur de la caravane en rouge, puis jaune, puis vert, quand Tienot tire le rideau pour regarder dehors si les cousins sont prêts. Mari et femme, ils ont bu le café côte à côte puis Tienot s'est levé, a enfilé son blouson. Il l'imagine terminant seule son café, entendre les portières claquer, le moteur ronronner et la voiture qui s'éloigne en faisant aboyer le chien de la première maison le long de la route. La centrale n'est pas loin.

Tienot et ses cousins ont été recrutés par une agence d’intérim. Il y a toujours du travail pour eux, sur un site ou sur un autre. Alors ils voyagent selon le calendrier des arrêts de tranche. Pour eux, il y a toujours des zones à nettoyer, hautement contaminées. Tienot pense : des chantiers pourris où personne ne veut aller. L'agence d'intérim les connaît bien, elle sait qu'avec eux c'est garanti sans problème. Les voyageurs se déplacent avec leur famille, le soir ils ne traînent pas dans les bars : le boulot est fait dans les temps. D'ailleurs, Tienot et ses cousins ne se plaignent pas : ils sont bien payés.

Les anciens étaient contents de travailler pour la prestigieuse industrie nucléaire : soudeurs, serruriers, chaudronniers, le travail du métal était leur truc depuis des générations. Bonne paie, doublée par les frais de déplacement, et pour une fois les Schmitts les laissaient tranquilles. Ils n'étaient pas très instruits les vieux, se dit Tienot, ils connaissaient mal les risques, ignoraient la réglementation, les protocoles. Personne ne savait rien à l'époque. Et les entreprises qui les employaient se gardaient bien de les informer. Ils se fiaient à leur dosimètre, cette camelote! Un oncle aimé est mort, quand il était enfant. Tienot se souvient de sa voix bizarre, de sa cicatrice au cou, et de son tombeau très décoré à l'abri d'une maison de verre. Depuis, plusieurs oncles sont partis, jeunes encore, souffrant des mêmes symptômes, ce mal des rayons.

Tienot a vingt-deux ans. Il n'a pas fréquenté l'école très longtemps, ni très régulièrement mais assez pour lire les articles qu'il trouve sur internet, pour discuter avec d'autres ouvriers sur les réseaux sociaux. Cette phrase trotte sans cesse dans sa tête : "pour l'industrie nucléaire, il est légitime de sacrifier un certain nombre de salariés." Il comprend que pour ce sale boulot, les recruteurs aient toujours préféré les voyageurs : ils passent et, sans faire d'histoire, s'en vont mourir ailleurs.

Les cousins sortent de la voiture garée sur le parking. Il s'est arrêté de pleuvoir mais un vent glacial leur fouette le visage. La centrale dresse devant eux ses bâtiments de forme diverses disposés sur le site. Tienot ne peut s'empêcher de lui trouver une certaine beauté, surtout à ce moment du jour, quand elle est encore éclairée tandis que le ciel rougit à l'horizon, illuminant les nuages par-dessus le fleuve de sang. C'est la beauté du diable, se dit Tienot. Aujourd'hui, il fera très attention. Il veut voir son fils grandir et ses autres enfants qu'il souhaite nombreux, chanter et danser autour d'un très haut sapin de noël au pied couvert de cadeaux.

Merci à Jacques Debot pour ses précieux conseils.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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