
« C’est dur pour nous », souffle-t-elle en réponse à ma question banale, répétée en insistant sur sa fin : mais comment tu vas, toi ? « C’est dur pour nous », et la phrase se ferme sur un sourire triste. Nous sommes trois, sur le chemin de l’école à Montreuil. La mère, si réticente à rencontrer le directeur (que va-t-il penser d’elle?), sa fille de dix ans, impatiente mais un peu inquiète de découvrir sa nouvelle école et moi, qui sous une apparence calme et posée, enrage.
Avant-hier, elle m’a demandé de l’aider à remplir le dossier de la CAF. Et elle a sorti de sa voiture-maison une chemise rouge, remplie de papiers divers, soigneusement, précieusement conservés. Les certificats de scolarité des enfants : elle ne sait pas que la directrice de l’ancienne école a cru bon d’ajouter, à la main, que la fréquentation scolaire était « très irrégulière. » Pourquoi ce couteau dans le dos ? Je le remarque, j’enrage, et ne dis rien. Elle ne retrouve pas un ancien avis de non-imposition. Trois fiches de paye (trois pépites!) mais vieilles de deux ans, et pour un boulot de cueilleur payé à la semaine. La domiciliation administrative en cours de validité, l’original avec le tampon rouge. Et tandis que ses mains fouillent sans trop savoir ce qu’elles cherchent, son mari se rase car demain c’est le marché aux biffins officiel et tout le monde s’active devant les voitures-maisons et les camionnettes pour se préparer, et préparer la marchandise. Un gros travail : récupération des objets pendant des semaines (il faut se lever très tôt, quand c’est encore nuit, et faire le tour de la ville à la recherche de ce qui a été laissé dans la rue), réparation, nettoyage, stockage (des gros sacs empilés dans les voitures-maisons car rien ne doit traîner à l’extérieur, sur la voie publique) et toute une journée à la Croix de Chavaux sur le stand à vendre ce qui trouve preneur pour quelques euros la pièce. Mais tout ce travail de biffins, fait faute d’en avoir un autre et socialement utile, ne compte pour rien : sur les documents administratifs, pour la CAF, pour la sécurité sociale, pour la préfecture, il faudra cocher la case « inactif ». Inactifs sont ceux et celles qui travaillent toute la journée, inactifs parce qu’ils n’ont pas de fiche de paye. Étranger, même européen, sans fiche de paye, sans pouvoir justifier de ses revenus, « inactif » donc, c’est être en situation irrégulière. Le bon sens voudrait que l’on trouve un moyen de rendre « légal » cette activité des biffins qui permet aux plus pauvres de survivre. Mais non, certaines mairies préfèrent prendre un arrêté interdisant de fouiller les poubelles, et sur les marchés aux puces dit « sauvages » on envoie les flics détruire la marchandise et disperser les vendeurs. La matraque plutôt que la cotisation sociale. Et l’opprobre, toujours, alors que les bourgeois écolos ouvrent des échoppes de friperie et d’objets de seconde main avec pignon sur rue. Mais eux, ils ont l’argent et les bons papiers : ce ne sont pas des Roms de Roumanie. Ont-ils un jour pensé, ces bourgeois sympas, qu’ils piquaient le travail des plus pauvres ? Certainement pas. Qui songe aux Roms ?
Je vais l’aider à remplir le dossier de la CAF, comme je l’ai déjà fait. Les dossiers d’Aide Médicale d’État, aussi, oui. Pour une autre famille, il y a des mois que la CPAM 93 nous balade : demande de documents complémentaires, renvoi du dossier de service en service. J’enrage. Même quand toutes les conditions sont remplies, tous les papiers donnés et redonnés, il semble impossible d’obtenir l’ouverture des droits. « l'AME est attribuée sans conditions aux enfants mineurs.. », est-il précisé sur le site : hypocrisie, mensonge ! Tout est fait pour que les familles renoncent à demander ce à quoi elles ont droit. Je ne lui donne pas d’espoir fabuleux, je lui dis que l’on va envoyer le dossier à la CAF et on verra bien. AME, CAF, Pôle emploi, on verra bien. Qu’est-ce qu’on va voir ? Rien, sinon la discrimination larvée, sournoise, qui jamais ne dit son nom. La discrimination administrative qui dresse des barrières infranchissables sur le chemin des plus précaires. J’enrage. Je sais maintenant que rien n’est possible pour une famille rom qui n’a pas gagné au loto de la sélection dans un programme d’insertion, établi en bonne et due forme par les associations et autorités compétentes dans ce langage technico-humanitaire à gerber, et qui donne à ceux et celles qui gagnent ainsi leur vie le sentiment subventionné de faire quelque chose pour l’humanité souffrante. Et encore, il lui faudra endurer la sujétion aux règlements des bonnes âmes, à leur morale et à leurs lois, et s’armer de patience : devenir une marchandise bien propre et bien brossée sur le marché aux biffins de l’insertion.
« C’est dur pour nous. » Tandis que la fillette se tait à l’approche de l’école, je demande à sa mère si la police les laisse tranquilles en ce moment. Elle me dit que oui, de ce côté là, ça va mieux. Nous soupirons de soulagement tant, en ce monde, quand tu n’as rien et qu’on te fout la paix, alors tu as déjà quelque chose.