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Il y a des faits, indéniables. Des traits distinctifs donnés à chaque humaine, par Dieu ou bien par le hasard – Mariame doute sérieusement que tout ce qui arrive vienne de Dieu ainsi qu'on le lui rabâche depuis l'enfance – des caractéristiques biologiques que l'on reçoit à la naissance. Il est inutile de vouloir les cacher, idiot d'en avoir honte. Mariame est une fille noire de quinze ans : de cette identité, sommairement énoncée, seul l'âge va changer. Ni le genre, ni la couleur de la peau.
Sa tante de Conakry dépense des fortunes en pommades pour la dépigmentation : elle rêve d'une peau claire, la plus proche possible du blanc, quitte à en perdre son maigre pécule et la santé. C'est son choix songeait Mariame avant, quand sa mère lui racontait les folies de sa demie-sœur. Mais depuis qu'elle a lu Le Deuxième sexe, Mariame a réfléchi que le désir d'une peau blanche quand on est née noire n'est pas un choix. Il y a la pression de la mode, des magazines, de la publicité, de toute la société et de son histoire coloniale, et surtout des hommes : au pays de sa famille, on a mis dans la tête des femmes que les hommes préfèrent les claires, que la beauté se mesure à la blancheur de la peau. En France aussi, elle a entendu ça. Mariame se rappelle d'un jeu méchant que les filles du quartier faisaient entre elles, l'année dernière : elles plaçaient leurs bras les uns à côté des autres et comparaient la pigmentation des peaux. La plus noire perdait, on se moquait d'elle. Mariame regrette de s'être prêtée à cette bêtise, ne serait-ce qu'une fois, qui ne visait qu'à rabaisser la Sénégalaise : elle rentrait chez elle en pleurant, alors qu'elle était la plus belle de toutes, les filles le savaient bien.
La tante de Conakry se fait la peau claire et les cheveux lisses pour plaire à son homme. Mariame devine son angoisse de quarantenaire : que son mari la délaisse, qu'il lui préfère une femme plus jeune, une deuxième épouse. La polygamie est interdite par la loi, mais elle se pratique. Mariame pense à son grand-père, qu'elle adorait et qui était polygame. Elle a mis du temps à comprendre ce que ce mot voulait dire et plus encore qu'il concernait son grand-père et ses femmes. Qu'il concernait sa grand-mère. Dans la bibliothèque de sa chambre, elle a trouvé Une si longue lettre de Mariama Bâ. Comment ce bouquin est-il arrivé là ? Mariame a interrogé sa mère qui ne lit pas le français et semble ne rien savoir de ce plaidoyer contre l'humiliation des co-épouses, cette dénonciation de leur souffrance et de celle de leurs enfants. La voix de la veuve Ramatoulaye incite les femmes à refuser cette inégalité, à s'opposer à l'injustice qui leur est faite dans cette société d'hommes faite pour les hommes. Le livre était là, qui l'attendait sur une étagère de sa bibliothèque ; depuis combien de temps ? Un jour, la professeure a demandé aux élèves un exposé de lecture : le bras de Mariame s'est tendu vers sa bibliothèque, sa main a saisi le petit volume de cette auteure qui portait presque son prénom.
Mariame est une jeune femme noire. Les plaisanteries sexistes et racistes des garçons de la classe qui veulent attirer son attention, elle ne les accepte plus. Elle laisse ses cheveux pousser librement selon leur nature sombre et ondulée, ils forment une boule crépue sur sa tête. Mariame a beaucoup de livres à lire, plein d'idées qui lui viennent à l'esprit, de nombreuses questions et une certitude : dans ce monde injuste pour les femmes, injuste pour les Noires, nous ne naissons pas libres, à nous de le devenir.
Dessin de Béatrice Boubé
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