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Hier, petit matin. Les copains et les copines se sont dispersés avant l'aube, s'éloignant par deux ou trois dans les rues vides, sous un ciel d'encre encore, riant trop fort pour un dimanche si tôt. Garance a tant aimé la joie fébrile qui les a tenus toute la soirée, unis dans la même euphorie de liberté et de puissance que donnent un appartement sans parents et quelques bouteilles de bière, des lampées de vodka mêlée au jus de fruits. Toute la nuit, ils ont écouté de la musique et dansé, ils ont bavardé en fumant, détruisant avec leurs mots l'ennui, les murs blancs et tristes du lycée, la peur de l'examen, celle de l'avenir qu'on ne peut empêcher ; ils ont longuement débattu sur ce que chacun serait capable de faire et pour combien d'argent, comparé les moyens de se tirer au plus vite de cette ville trop étroite pour leurs désirs. Ils ont parlé politique : « ça se fait pas ce qu'il a fait... mais, à sa place, tu l'aurais pas prise toi, la thune ? », a lancé le garçon qui sirotait sa canette en regardant Garance.
« L'argent c'est pas mon truc » : elle a souri, il s'est rapproché pour danser et ça lui plaisait de le sentir bouger près d'elle. Son corps souple, ses gestes fermes sans brusquerie, maladroits sans provoquer de catastrophe. La tiédeur de sa peau, son parfum, ses yeux bruns. Au lycée, elle l'avait comparé tout de suite à un jeune chat retombant toujours sur ses pattes. Élève d'une autre classe, elle a croisé son regard dans la cour, dans les couloirs, au self le mardi, en ville de temps en temps sans oser lui adresser plus qu'un salut. C'était la première fois qu'il l'invitait à une fête chez lui. En redescendant les deux étages comme des dingues, le garçon lui a pris la main et elle a serré la sienne ce qui voulait dire oui. Les copines et les copains se sont dispersés au bas de l'immeuble en riant trop fort quand ils ont compris que Garance était décidée à rester.
C'est la première fois qu'elle a si intensément, si pleinement aimé ça. Elle le lui a murmuré en le quittant quelques heures plus tard, elle ne mentait pas. Garance a couché avec le garçon. Elle en a tremblé de bonheur, de tant de beauté découverte. Elle éprouve presque de la tendresse pour les volcans éteints, terriblement immobiles, infranchissables comme une muraille, dont elle voit de sa fenêtre la cime émoussée.
Ça a commencé le lendemain, à huit heures. Un petit papier qui atterrit sur sa table en cours d'anglais, qu'elle déplie et lit le cœur battant : pute. Puis un autre : sac à MST. Elle a regardé tout autour les visages des mecs ricanant sous cape. Ça a continué la journée, en maths comme en histoire, et toute la semaine : une rafale de mots doux, durs comme l'acier, de chuchotis glacials, tu sers qu'à ça, retourne te faire baiser, salope.
Garance soupire : « mais le garçon, lui, n'a rien eu. »
Dessin de Béatrice Boubé

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