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C'est un dôme fragile, posé à même le sol. Une calotte, un mamelon de toile fine et souvent bleu ou vert qu'un coup de canif fendrait comme la peau d'un fruit mûr. Une bulle opaque et pesante quand elle est pleine, pleine comme un œuf : dedans, un corps et peut-être deux, qu'on imagine repliés sur leur solitude tels des fœtus oubliés dans un ventre sans cœur. Ou qu'on n'imagine pas, car le passant passe et ne remarque plus qu'à peine, glissant à la lisière de son champ de vision, les tentes qui poussent sur le bitume. On se presse vers le métro, on court d'un magasin l'autre, on va chercher les gamins à l'école, on fait un saut au marché, on prend le bus ou le tram et la ville est là tout autour et les gens aussi, petits pions qui filent comme la bille roule entre les parois d'un jeu de labyrinthe. Ça et là : des tentes immobiles. Vie invisible derrière la fermeture à glissière ou sous les bâches assemblées, les tentes sont closes : par accoutumance de l’œil, elles se fondent dans le paysage urbain.
Pourtant, il n'y a qu'à lever les yeux pour les voir: les vieilles bâtisses abandonnées, qu'un peu de bonne volonté suffirait à rafraîchir, les immeubles modernes construits pour la spéculation et qui, vides des bureaux qu'ils étaient supposés contenir, attendent cruellement que le foncier gagne encore de la valeur pour construire d'autres appartements avec terrasses inaccessibles. Des toits, des murs, qui n'abritent personne et des personnes sans abri qui déplient la tente, quand elles en ont une, sur le seuil des maisons vacantes aux portes condamnées. Et si, un jour de colère, elles ouvrent les portes d'un coup d'épaule, si elles se mettent à l'abri sous le toit qui ne servait plus, la police vient vite remettre tout le monde dehors et le propriétaire détruit les murs, embauche un vigile pour surveiller la ruine. On appelle ça l'ordre : des hommes, des femmes et des enfants, vivant, dormant sur le trottoir plutôt que d'occuper les bâtiments vides. Dans la rue, sous la tente : des enfants, des bébés.
Ceux et celles à qui l'on confie le pouvoir de gérer nos villes se donnent bien du mal pour les effacer, ces bubons de toile, défigurant le visage idéal d'une commune propre et nette comme un sou neuf. Les services de la voirie et leurs fournisseurs privés sont sollicités ; ils ne manquent pas d'imagination : dépôt de pierres énormes, piques, chicanes, barrières, buissons d'épines, plates-bandes, grilles et fils de fer barbelés. Toute cette énergie pour boucher le moindre interstice, combler le plus petit espace où pourrait se glisser une tente, s'allonger un corps las sous une couverture. Et déloger, évacuer, mettre le feu, faire fuir puis nettoyer à coups de karcher : les corps au diable et les tentes à la benne. Les corps chassés ou transportés par car, ailleurs, on ne sait où - on ne veut pas vraiment savoir où.

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Les équipes municipales peuvent bien changer, les villes sont entre les mains avides des promoteurs, assistés par la police : qu'importe les humains tant que le prix du mètre carré grimpe et que les affaires continuent. Le pouvoir local fait participer la population elle-même à l'exclusion des exclus et offre de jolis jardins partagés aux riverains ravis, qui font pousser du basilic bio sur les parcelles encore inconstructibles où pourraient s'établir – oh horreur - quelques baraques de fortune.
À quoi bon dire humanité, à quoi bon crier hospitalité, ce mot dont les écoliers d'aujourd'hui peinent à saisir le sens, à quoi bon répéter accueil, asile. Ce qui ne rapporte pas ne vaut rien. Alors on crée l’entrepreneuriat social et les entreprises solidaires. Se transformer en produit comme un autre, objet de marchandages, de transactions, de valorisation, objet de profit pour quelques uns, c'est la seule possibilité de survie à laquelle notre monde merveilleusement capitaliste condamne ceux et celles dont le destin social est celui de rebut nécessaire. Combien de fric gaspillé en nuitées d'hôtel, en diagnostic social, en réunion d'experts ? Suffisamment pour loger ceux et celles que l'on préfère voir dehors : travailleurs pauvres, chômeurs sans droits, réfugiés, Rroms, mineurs isolés, sans papiers, la liste est longue.
Mais ils s'échappent, les corps, il s'enfuient, se faufilent. Les corps se font la malle entre les mailles du filet. Ils quittent l'hôtel social invivable, le centre d'accueil sans espoir, la rétention humanitaire et le village d'insertion très fliqué. Car les corps invisibles sous les tentes closes sont des personnes libres, qui n'ont pas oublié leurs droits naturels et reviennent là où elles ont été chassées, parce qu'elles sont les seules à pouvoir dire où est leur vie, même si c'est une existence de pauvreté et de souffrances. Elles ne crient pas résistance, elles résistent. Hurlement silencieux des tentes revenues.
C'est ainsi que dans ville, résonne encore l'écho du mot vie.

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