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Billet de blog 14 avril 2018

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Mots pour A., enfant rom.

Ça craque de toutes parts. Mais toi, tu es là.

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Illustration 1
Alexia, Montreuil, avril 2018. © Gilles Walusinski

Tu es née il y a huit jours. J'aurais voulu t'offrir de vastes horizons, des plaines larges où s'ébattent les chevaux, des océans remuant un fracas de vagues vertes, des forêts aux parfums lourds de sève et de résine. Nos villes sont de plus en plus polluées, mesquines : les oiseaux les fuient ou meurent. J'aurais voulu te parler de l'amitié, de l'art et de l'amour. Notre monde ne connaît pas l'égalité, ni le partage, la liberté est accordée sous contrôle, les relations entre les gens ne sont qu'un fond de commerce qui doit rapporter. Tu dors, paisible, dans la pénombre de la camionnette, entourée de tes parents, de ta sœur et de ton frère. Qu'importe l'absence de tout berceau, si on a l'amour. Tu dors en bienheureuse, occupant une miette du grand matelas familial, tandis que ta maman s'inquiète de ce qu'elle va mettre dans ton biberon. Je connais ta famille depuis bientôt deux ans, j'en ai plus appris sur la vie pendant ces quelques mois près des tiens que dans le demi-siècle qui a précédé notre rencontre.

Mais ce n'est pas exactement cela : pas sur la vie, mais sur l'existence telle qu'elle nous est pourrie par les hommes de pouvoir et d'argent qui décident pour les autres. Je dis "nous". Et ce nous est factice. Aucun bébé de mon entourage n'est sorti de la maternité pour commencer sa vie dans la rue avec, pour tout abri, une camionnette. Ton père l'a bien aménagée, ta mère l'a décorée. Il y a un poêle à bois : c'est comme une maison en Roumanie m'a dit l'un de tes voisins. Il y a quelques temps, j'aurais hurlé pour qu'on vous trouve un hébergement d'urgence conforme à ce qui pour moi se rapproche le plus de l'acceptable. Mais j'ai appris que cette maison de Roumanie garée le long d'un trottoir de Montreuil, tes parents ne la quitteront que pour un vrai logement. Alors, j'espère chaque soir que l'aube vous épargnera les flics à six heures du matin, tapant à grands coups dans la tôle de la camionnette pour vous faire sortir comme des lapins d'un terrier, avant d'écraser la maison de Roumanie sous le poids d'un bulldozer bien français.

Un logement. Ah, mais! Ce n'est pas comme ça qu'on fait quand on est pauvre : attendre un logement-miracle sur le bord du trottoir. Il y a des démarches, des procédures, des papiers. Et quand on est Rom : un programme d'insertion. Il faut des associations, des responsables, des conventions, des financements : de la tutelle. Oublié le grand peuple à la culture riche et ancienne. Ici, être Rom, pauvre et étranger, c'est être réduit au statut d'éternel tutoré, et suivre pas à pas les voies alambiquées que les autorités ont tracé pour vous, en espérant qu'elles déboucheront un jour lointain sur une portion de quelque chose. Mais ce parcours du combattant administratif est un labyrinthe sans issue. Cela, je lai appris aussi : la force d'inertie de la machine administrative, sa capacité à refuser l'accès aux droits qui existent sur les écrans des sites dédiés, mais ne sont accordés qu'avec la plus avare des parcimonies. Et surtout aux Roms, les plus mal armés pour s'y retrouver dans ce mensonge global. Plus facile : la prison. Et pour le reste : beaucoup plus compliqué. Maintenant je sais que l'on peut vivre en France depuis plus de dix ans, y fonder une famille, y faire naître des enfants, sans que la situation n'avance d'un pas. Toute une vie dans la rue, génération après génération. Et le soupçon, qui toujours se porte sur vous, de n'avoir rien fait pour que ça change, voire d'aimer cela : la misère, comme seul mode de vie pour vous.

Quand j'accompagne ta maman à l'hôpital ou dans les services sociaux, on me demande à quelle association j'appartiens. La catégorie "amie" est inconnue des formulaires. Les roms n'ont pas d'amis. Ils n'ont pas d'aide sociale non plus. Ils n'ont que le mépris.

Sauf s'ils sont morts, s'ils sont artistes et que leur œuvre intéresse les marchands d'art. On organise alors des expositions posthumes. Les gadjé bien intentionnés viennent y verser une larme sur le génocide passé, si longtemps tu, tandis que de l'autre côté du périphérique les pelleteuses écrasent les bidonvilles du présent, et que les flics dispersent les familles tsiganes, puisque de terrain disponible, il n'y en a jamais pour elles. Je crois que Ceija Stojka aurait voulu que son œuvre interdise dorénavant à toute pelleteuse de s'en prendre encore aux cabanes des Roms, et pas seulement qu'elle suscite une admiration méritée entre les murs d'une galerie parisienne. Qu'est-ce qu'on en fait, de l'art? Et des leçons de l'Histoire?

Tu vas me dire que j'exagère. Il y a des personnes qui aident, des assistantes sociales actives, des enseignants, des militants roms et non-roms, des gens qui t'ont apporté de la layette jolie et de bonne qualité, il y a le Défenseur des droits, il y a des organisations internationales. Tu vas me dire qu'il y a de l'espoir, toujours, qu'il faut continuer de se battre pour renverser tout ça, cet ordre ancien mené par l'argent et les armes, et que mes propos pessimistes ne sont pas de ceux que l'on adresse à une nouvelle-née. Tu as raison même si tu ne dis rien puisque tu dors et que je prends la liberté d'une figure de style pour parler à ta place. J'espère que tu me pardonneras.

Tant de mots, tant de pages, tant de lignes tracées et de dessins. Tant de photographies. Il y a cela : cette licence à dire et à montrer. Presque une injonction. Du mal qui partout se répand, produire un texte, des images : créer une œuvre, ce baume aux consciences meurtries. Du beau avec du laid. Ou seulement, reproduite à l'infini, la laideur que l'on confond avec le sublime. Est-ce qu'on a fait quelque chose quand on s'est servi du langage pour en termes choisis dénoncer l'innommable qui vient, qui est déjà là? Mieux vaudrait lancer des pierres sur la façade glacée, voilant à peine le cloaque d'une république qui n'en finit pas de pourrir. Mais si l'on ne sait pas jeter des pavés, se ranger aux côtés de ceux et celles, moins lâches, qui exposent leur corps aux coups, et pas seulement leur plume. Là-bas, en Turquie, on emprisonne les écrivain.es. Ici, les artistes vivotent à la longe. Écrire, donc, encore, sans trop savoir comment. Mais ces mots, tu ne les liras pas. Ils disparaîtront bien vite, aspirés dans les sables mouvants de ce qui se publie sur internet. Époque sans mémoire où l'on est obsolète avant d'avoir été.

Le sol se fendille et se tord, il s'effrite sous nos pieds. Nous sommes à la lisère d'une ère nouvelle dont on ignore encore le visage mais qui ne naîtra pas sans convulsions, ni violence. Ça craque de toutes parts.

Et toi, tu es là.

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