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La voix, surtout, qui n'est pas là. Le manque de sa voix et peut-être aussi de son odeur, de la force tendre de ses bras quand il l'aurait serrée contre lui. Quand elle y pense, souvent en ce moment, Éva se dit que son père lui manque, mais pas comme un disparu dont elle aurait vécu le deuil. C'est plutôt comme si elle avait traversé un drame, en en perdant complètement le souvenir : une amnésie irrémédiable. Et puis elle renverse les choses. Son père, mort de maladie deux mois avant sa naissance, ne l'a jamais vue. Jamais il ne connaîtra le visage de sa fille qu'il a aimé tout de suite, dès que sa femme lui a confirmé la grossesse. Éva ne croit pas au paradis. Elle, la fille, peut regarder les photos du père quand elle veut. Sa mère et sa grand-mère lui racontent des souvenirs, des anecdotes du temps d'avant. Ça fait bizarre d'avoir un père qui ne vieillit pas. Il lui sourit toujours pareil sur les photographies.
Éva vient de fêter ses dix-huit ans. Elle a touché l'héritage qui attendait sa majorité et s'est demandé ce que son père aurait souhaité qu'elle fasse de ce pécule. Elle en a parlé avec sa mère et son beau-père a donné son avis. Il y a juste assez pour acheter un studio, une chambre dans un quartier encore accessible de Paris. Le logement est la plus grande des difficultés pour les jeunes d'Île-de-France : les loyers sont hors de prix et, à l'achat, la valeur du mètre carré ne cesse de grimper. Démarrer sa vie d'adulte avec un logement à soi, ce n'est pas gaspiller l'argent, bien au contraire. Éva est convaincue que son père aurait été d'accord pour ce studio à Jaurès.
L'immeuble ne paie pas de mine, mais Éva aime l'activité incessante dans les rues, et le soleil de Paris qui perce les nuages pour éclairer la chambre d'une lumière de printemps. Une famille entière vivait là. Les parents, trois enfants dans 25 mètres carrés en sale état. Éva ne peut s'empêcher de penser qu'elle est un symbole vivant de la boboïsation des quartiers populaires : quand une étudiante blanche occupe la place d'une famille de pakistanais au complet. Le père ne lui est pas très sympathique, pourtant la transaction se fait normalement. Mais quand Éva prend possession du studio, elle constate que des travaux de peinture ont été réalisés sans qu'elle les aient demandés. Le père prétend qu'il les a fait dans son intérêt puisque ça lui coûte moins cher que ceux qu'elle a prévus : il lui présente la facture. Elle refuse de payer, il insiste : Éva lui donne les deux mille euros réclamés, pour s'en débarrasser. Puis elle quitte le Val-de-Marne et emménage.
Trois semaines plus tard, Éva se réveille en sursaut au milieu de la nuit. Son amoureux aussi a entendu : le barouf infernal dans le placard, les couinements et ces curieux tapotements sous le lit. Selon certaines estimations, il faut compter deux rats pour une parisienne.
Dessin de Béatrice Boubé
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Les dessins originaux de Béatrice Boubé qui illustrent cette série "jeunes en 2017" seront visibles mercredi 17 mai aux Beaux-Arts de Paris, dans le cadre de l'exposition "Histoire(s) de rue", entrée libre de 12h à 22h, 14 rue Bonaparte 75006.