Après plus de cinquante années d'embargo, elle a décidé d'écrire un nouveau chapitre de sa vie et de renouer les relations avec elle-même. Née en 1962, elle n'a jamais connu que la division, les tensions, la guerre froide. Une part d'elle-même, splendide, rayonnante, la tirait du côté de l'art, de la création, de la découverte des autres et du monde. La vie, se disait-elle, est toute là : dans l'exploration infinie des manifestations de la beauté. Mais l'autre partie d'elle-même, qu'elle appelait son démon, plaquait une main lourde sur sa nuque et lui faisait courber l'échine, tous les jours, sur le quai du métro. Les délices de l'aurore aux doigts de rose, la seconde part d'elle-même ne l'autorisait à les goûter que pendant d'avares semaines de vacances, puis il fallait reprendre le collier, quitter les sentiers bordés de fraises sauvages pour l'asphalte stérile et la moquette du bureau. Trop souvent rationnée en oxygène et nourritures essentielles, la plus lumineuse partie d'elle-même végétait, amaigrie par les privations que lui infligeait, tyrannique, la plus sombre. Elle a demandé de l'aide : on lui a expliqué la différence entre le plaisir et la réalité, on lui a dit que la seule existence possible était celle de la soumission au travail : sinon, comment allait-elle gagner sa vie ? Pour l'en convaincre, on lui a prescrit des cachets, matin midi et soir. Elle s'est arrêtée devant les pauvres, que la seconde partie d'elle-même contemplait d'un air supérieur, semés sur son chemin tel les cailloux du petit poucet : à l'angle des avenues venteuses, dans les porches des immeubles les soirs de pluie battante, tendant une paume crasseuse à la sortie de la boulangerie. La vision des pauvres lui rappelait sans cesse qu'elle ne devait pas dévier du droit chemin, qu'elle devait fermer ses oreilles aux sirènes trompeuses de cette partie d'elle-même, qu'elle croyait si glorieuse mais qui la conduirait à sa perte. Voilà où cela mène, le goût de la beauté : à laideur des pauvres. On lui a appris à juger les pauvres laids. Mais soudain c'est l'embellie, la détente. Elle a décidé de libérer la plus belle part d'elle-même, trop longtemps retenue prisonnière dans les geôles de l'autre. Ce matin le réveil sonne et elle l'éteint, avec le téléphone, et toutes ces machines de surveillance que son petit salaire n'a pas suffit à acheter et qu'elle paye à crédit. Elle se rendort, apaisée. La plus belle part d'elle-même fête sa libération par un très long sommeil.
Billet de blog 18 décembre 2014
Levée de l'embargo
Après plus de cinquante années d'embargo, elle a décidé d'écrire un nouveau chapitre de sa vie et de renouer les relations avec elle-même. Née en 1962, elle n'a jamais connu que la division, les tensions, la guerre froide.
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