
Agrandissement : Illustration 1

Dix mètres carrés, ou un peu moins si l'on retire l'espace sous la pente du toit. Dans cette partie de la chambre, elle ne tient pas debout : Marion y a installé son bureau. Les murs sont couverts d'un papier peint fleuri, neuf et pourtant démodé qu'elle a dissimulé sous ses photos de famille. Juste la place pour son lit, une armoire à glace étroite, sur laquelle elle pose sa valise, et ses cactus qui ne la quittent jamais. C'est tout. Marion aime cette chambre, qu'elle loue dans un quartier encore populaire de Paris. En bas, les rues animées et la station de métro : ligne directe pour son collège. Marion s'étire. Elle passe la plupart du temps dans sa chambre, c'est à dire sur son lit. Ou assise à son bureau. Une lumière grise suinte du vasistas. Elle coule un œil sur les trois paquets de copies qui l'attendent. Mais les murs sont en carton. Marion entend ses colocataires bavarder en écoutant de la musique. Leur voix traversent la cloison, aussi nettes que si les filles prenaient le café sur sa descente de lit.
Elles rient. Qu'est-ce qu'elles peuvent bien se raconter? Marion a choisi la colocation pour des raisons financières. Nommée pour son premier poste dans l'académie de Créteil, les prix des loyers lui paraissaient astronomiques, même en banlieue. Et la solitude, dans une région qu'elle ne connaissait pas mais qu'elle détestait d'emblée, l'effrayait. Une coloc à trois filles, c'était moins cher et plus rassurant pour affronter la vie d'une jeune prof de Floirac, jetée brutalement dans la terrible Seine-saint-Denis.
Marion hésite à sortir se faire un thé. Ça fait déjà deux heures qu'elle est réveillée avec une envie d'aller aux toilettes de plus en plus pressante. Mais ses colocataires semblent bien décidées à passer la matinée à ricaner en fumant, occupant tout l'espace : cuisine, salle de bain et le salon qu'elles ont peu à peu annexée, en y hébergeant leurs éternels copains de passage.
Marion était enchantée de partager un appartement parisien avec deux étudiantes à la Sorbonne. L'une est Italienne, et parle français avec ce joli accent ensoleillé. J'ai de la chance, disait Marion à ses parents qui lui téléphonaient chaque jour, je suis bien tombée. Et le collège n'est pas si horrible que ça. Septembre, octobre : deux mois de gaîté entre les nouveaux collègues sympas et les colocs qui aimaient faire la fête. Mais pas la vaisselle.
C'est par la vaisselle que tout a pourri, réfléchit Marion. Les piles d'assiettes, les verres en vrac, les casseroles, toutes sorties, qui débordaient de l'évier. Pour se faire accepter peut-être, ou par gentillesse, Marion s'y mettait sans se plaindre en rentrant du collège. Ses colocataires lui servaient un verre de vin blanc, et elle faisait le boulot en leur racontant sa journée. Mais au fil du temps, les filles étaient de mois en moins souvent là quand elle rentrait. Marion posait ses courses sur la table de la cuisine et découvrait l'appartement en désordre et l'évier qu'elle avait nettoyé la veille, empli de vaisselle sale. Un soir, après une journée difficile face à des collégiens surexcités, elle a cessé. Basta! Marion n'a plus touché qu'à sa propre assiette, son verre, sa casserole et elle leur a laissé leur reste.
Elle ne sort plus systématiquement les poubelles en partant travailler. Mais qu'est ce que ça peut te faire, puisque de toute façon tu descends? s'est énervée la Française. L'autre a haussé les épaules et dit quelque chose en italien, elles ont rit. Depuis, elles ne lui adressent plus la parole. Elles se sont trouvées, chacune, un petit ami. Marion s'enferme dans sa chambre, se nourrit de sandwichs et de salades en barquette. Allongée sur son lit, elle contemple ses cactus. Elle ne sort pas, de peur d'être témoin de scènes intimes dont elle supporte difficilement le bruit.
Après un weekend à Floirac, Marion a découvert que ses meubles avaient été déplacés, qu'on avait dormi dans son lit en son absence. Les colocs l'ont traitée de parano et lui ont dit que si elle n'était pas contente, elle pouvait libérer la chambre sans oublier d'emporter ses horribles cactus qui lui ressemblent tant. Mais non, c'est trop facile. Marion est bien décidée à soutenir le siège.
Dessin de Béatrice Boubé

Agrandissement : Illustration 2
