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Juillet 2016. Un triste été commence pour une dizaine de familles roms de Montreuil, et une longue période de vie à la rue. Expulsées du hangar qu'elles habitaient depuis six ans, boulevard de la Boissière, une soixante de personnes dont une vingtaine d'enfants se retrouvent sans abri. Le diagnostic social préalable à l'évacuation des lieux, préconisé par la circulaire du 26 août 2012, n'a pas été réalisé, et les quelques propositions d'hébergement temporaire sont loin de répondre aux besoins et à l'urgence de la situation. Mais, sur demande de la mairie qui bétonne la ville à tour de bras, le préfet de Seine-saint-Denis, Philippe Galli, autorise cette expulsion mal anticipée. Les familles sont surprises un matin par la police et les pelleteuses : elles doivent quitter les lieux fissa, leur matelas sous bras, laissant toutes leurs affaires derrière elles. C'est le début d'une errance dans la ville qui dure encore aujourd'hui : près de deux ans plus tard, aucune n'a été relogée.
Chassées de tous les trottoirs où elles se posent pour dormir, la soixantaine de personnes ont passé le mois d'août 2016 à se déplacer dans les rues de Montreuil, selon les injonctions des flics qui leur demandent de dégager. Le maire Patrice Bessac (PCF) s'en lave les mains : il répète que la responsabilité de l'hébergement incombe à l’État et son cabinet renvoie au Samu social. Mais les familles sont montreuilloises depuis plus de dix ans, elles ont dans la ville leur activité de biffins, des enfants y sont nés et y sont scolarisés: elles refusent d'être ainsi expulsées. Elles resteront! Grâce à la mobilisation de voisins solidaires qui appuient leurs demandes auprès de la mairie et des préfectures, un diagnostic social est effectué à la va-vite, et certaines familles se voient proposer d'intégrer la plateforme d'accompagnement AIOS (Accueil, Information, Orientation et Suivi), ce bidule mis en place par la préfecture d'Île-de-France pour faire semblant de résorber les bidonvilles. L'espoir est de courte durée. Le 14 septembre, les hébergements sont une poignées de nuitées d'hôtel, sans garantie de renouvellement, dispersées dans toute l'Île de France.
Après deux mois de vie à la rue et ne croyant plus à leur relogement, l'une de ces familles composée d'une dizaine de personnes, dont deux bébés, décide de se mettre à l'abri par ses propres moyens. Elle ouvre et occupe un atelier désaffecté, inutilisé depuis plusieurs années, situé avenue Faidherbe à Montreuil (voir mon billet de blog). Les lieux sont la propriété d'une SCI (Société Civile Immobilière), n'ayant pas encore obtenu de permis pour la réalisation de la construction neuve qui lui rapportera un pactole. Le père de famille effectue des petits travaux de réparation des fenêtres pour rendre le local habitable, le compteur est remis en service par EDF. Il s'agit d'avoir un lieu de vie stable afin de sortir de la rue et de faire une demande de logement social. Mais le propriétaire ne l'entend pas ainsi. Émilie, membre du collectif de soutien des familles roms, témoigne devant les juristes du Défenseur des droits : « le propriétaire accompagné de deux personnes menaçantes, nous a demandé de quitter les lieux, nous avons alors appelé la police qui a mis un terme à ces menaces.» Les flics informent le propriétaire qu'il doit recourir à la voie légale et demander la réquisition du concours de la force publique en vue de l'expulsion des occupants. C'est ici que s'arrêtent les scrupules des poulets quant à la légalité de l'opération à venir.

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«Une évacuation en dehors de tout cadre légal»
Mardi 20 septembre 2016 à six heures du matin, le local est plongé dans l'obscurité. Tout le monde dort. Émilie et Béatrice ont passé la nuit sur les lieux pour soutenir la famille au cas où le proprio mette ses menaces à exécutions. Elles ne se doutent pas que ce sont des agents de la BAC qui vont tenter de défoncer la porte à coup de bélier. Ils brisent la fenêtre et pénètrent dans l'atelier sans sommation. Réveillés en sursaut dans le noir les gamins pleurent, les autres crient. Béatrice et Émilie sont alors convaincues qu'il s'agit de «gros bras» missionnés par le propriétaire, et qui viennent les mettre dehors en leur tapant dessus. Béatrice attrape son téléphone pour appeler police secours. C'est alors qu'elle est jetée au sol, ceinturée, frappée et son téléphone détruit. Le certificat médical fera état de diverses lésions traumatiques au visage, au cou, au tronc, au bras droit et à la jambe gauche, blessures motivant deux jours d’interruption temporaire de travail (ITT). Une fois la lumière allumée, les occupants comprennent qu'ils ont affaire à la police et non à des malfrats. L'homme qui vient de frapper Béatrice est un gardien de la paix. Pour expulser deux bébés roms, leurs parents, leurs grands-parents et deux femmes solidaires, ont été mobilisées rien moins qu'une brigade anti-criminalité, une brigade de soutien de quartier de Montreuil, une compagnie de sécurisation et d'intervention 93 et une brigade d'information de voie publique. La famille rom n'oppose aucune résistance à l'évacuation des lieux, et se retrouve de nouveau à la rue pendant que les fonctionnaires de police restent sur place jusqu'à ce que le propriétaire positionne un maître-chien et fasse démolir le toit et une partie du bâtiment. Par crainte de représailles qui leur compliquent encore le quotidien, la famille n'ose pas porter plainte contre cette intervention policière extrêmement brutale et traumatisante.
C'est Béatrice qui portera plainte à l'IGPN (la police des polices) et saisira le Défenseur des droits. Tandis que la plainte à l'IGPN est assez rapidement classée sans suite, le Défenseur des droits mène des investigations et fait connaître sa décision le 8 mars 2018.Toute la hiérarchie locale de la police est mise en cause dans cette décision. «Le défenseur des droits constate que l'intervention était illégale et a donné lieu à un usage de la force non nécessaire et disproportionné. Sont donc recommandées des sanctions disciplinaires à l'encontre du commissaire qui a mené l'opération et du gardien de la paix qui a usé de la force à l'encontre de la personne ayant saisi le Défenseur des droits.»
Pour expulser des Roms, pas besoin de s'embarrasser du respect des procédures : les flics n'établissent pas de procès verbal précisant l'infraction imputée aux occupants, ni de procès verbal relatant l'intervention et justifiant l'usage de la force contre Béatrice. La liste est longue des manquements du commissaire de Montreuil et du cogne dont les mensonges sont dézingués au passage : absence volontaire de contact préalable avec les occupants qui aurait évité le recours à la force, caractère non nécessaire et disproportionné de l'usage de la force, absence de consigne particulière alors que la présence d'enfants en bas âge était connue, absence d'accompagnement de la famille ainsi brutalement renvoyée à la rue.

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Un préfet sous le coup de sanctions disciplinaires?
Plus encore, le Défenseur des droits met en évidence des manquements à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique, à commencer par le préfet de Seine-saint-Denis lequel représentant de L’État «a donné son accord au concours de la force publique pour l'expulsion du local occupé, en dehors de toute procédure légalement prévue.» C'est qu'en ces temps d'état d'urgence permanent, les préfets, à Montreuil comme ailleurs, ont la bride sur le cou et s'assoient sur les lois pour autoriser arbitrairement l'intervention des forces dites de l'ordre malgré l'irrégularité totale de la procédure. Le rapport démonte pièce par pièce les justifications contradictoires fournies par la préfecture : ni la «flagrance» d'abord alléguée, ni le «péril» avancé dans un deuxième temps ne sont retenus par le Défenseur des droits, qui qualifie de «grave» le manquement du préfet de Seine-saint-Denis. De fait, un préfet ne peut autoriser le recours de la force publique dans l'urgence, pour expulser des personnes vulnérables sur la simple demande d'un propriétaire, alors qu'il ne s'agit pas de son domicile et que le bâtiment n'est pas dangereux. Même quand ces personnes sont roms. Car il se trouve que les Roms ont des droits et des libertés individuelles garanties par la loi. Cette expulsion autorisée par le Préfet hors cadre légal à entraîné une atteinte à ces droits et libertés. «En ce sens, écrit le Défenseur des droits, la prise de cette décision pourrait constituer l'élément matériel de l'infraction prévue à l'article 432-4 du code pénal», qui punit de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende «le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique agissant dans l'exercice de ses fonctions ou de sa mission, d'ordonner ou d'accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté individuelle.» Pas possible! Les Roms ont des droits!
Qui est le préfet de Seine-saint-Denis responsable au moment des faits? Le 19 septembre 2016, soit la vieille de l'expulsion, le préfet Pierre-André Durant prend ses fonctions. On s'étonne que l'une des premières décisions prises par le nouveau préfet soit d'autoriser une expulsion illégale. A-t-il été peu regardant, puisqu'il s'agissait d'une opération de routine : foutre dehors une famille rom? Ou bien son directeur de cabinet aurait-il validé un peu trop vite une décision du préfet Galli sur le départ? Ancien instituteur devenu préfet, membre du Siècle, Philippe Galli a une histoire compliquée avec les Tsiganes, qu'il s'agisse des Gens du voyage ou des Roms. En 2010, alors qu'il était préfet de Loir-et-Cher, deux familles de Voyageurs réclamant le corps d'un proche tué par un gendarme afin de faire pratiquer une autopsie, commettent des dégradations sur la place du village de Saint-Aignan: filmées par la chaîne de télévision régionale, les images circulent. Le préfet Galli lance alors une dangereuse polémique, accusant France 3 d'avoir monté «une opération de communication» avec les deux familles, «dont le seul but aura été de donner en spectacle des exactions pour les uns et de réaliser une opération commerciale en vendant les images aux chaînes nationales pour l’autre.» En avril 2014, à l'occasion de sa prise de fonction en Seine-saint-Denis, le préfet Galli donne une interview au journal le Parisien qui fait bondir le MRAP 93, lequel répond aussitôt par une lettre ouverte, rappelant au préfet qu'il est «de sa mission de veiller à l'application des lois dans le cadre d'une neutralité politique absolue.» Dans cette interview aux accents vallsiens, Philippe Galli se fait le relais des maires UMP du département ayant placé le démantèlement des bidonvilles au centre de leurs thèmes de campagne. Il annonce au Parisien que les évacuations se feront au rythme «d'une chaque semaine ou toutes les deux semaines», et déclare «qu'il n'y a pas d'obligation d'hébergement de l’État pour ces populations qui ne sont pas des demandeuses d'asile», ajoutant que «le plus souvent les populations roms souhaitent rester en groupe», et refusent les hébergement d'urgence. Autant de propos mensongers que le MRAP 93 interprète ainsi : «Prétendre que les Rroms souhaitent vivre en groupe, c'est leur réfuter le statut d'être humain, en tendant à les comparer à des loups qui vivent en meutes, alors que tout être humain recherche la vie en famille dans un logement, stable, salubre, pérenne et adapté à ses besoins» avant de rappeler au préfet son «droit de réquisition des habitations vides, notamment des locaux d'activité depuis longtemps désaffectés.»
Philippe Galli ou Pierre-André Durant, quel que soit le nom du préfet de Seine-saint-Denis responsable de la désastreuse opération de Montreuil et à l'encontre duquel le Défenseur des Droits demande des sanctions disciplinaires, on s'étonne encore de la précipitation dans laquelle s'est déroulée cette expulsion illégale et violente. Le gérant de la SCI propriétaire de l'atelier désaffecté est aussi le directeur général d'une SAS d'ingénierie, un bureau d'études spécialisé dans la construction. Il est bien évident que la volonté de réaliser sans encombre une opération immobilière juteuse dans une ville du Grand Paris en pleine transformation, et dans laquelle le prix du mètre carré ne cesse de grimper, a motivé la hargne du propriétaire contre la famille rom qui cherchait un abri. On sait par ailleurs que la mairie de Montreuil fait expulser les squats les uns après les autres, mettant des gens sur le trottoir même en hiver. La police nationale doit-elle servir de bras armé à la guerre contre les pauvres et contre les Roms menée en Seine-saint-Denis au mépris des lois? Il reste le Défenseur des Droits qui, quand il est saisi, remet les pendules à l'heure. Mais pour combien de temps encore?
Décision du Défenseur des droits, 8 mars 2018 (pdf, 4.4 MB)