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Billet de blog 20 novembre 2017

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Jeunes en 2017 (44) : Tess

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Tess ne courbera pas la tête.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Le sang, d'un coup, retiré du corps, et le cœur cognant fort dans la poitrine creuse. Une couche de sueur puante et froide la recouvre, qu'elle essuie d'une main tremblante passée sur le front. Tess ne sait plus rien. Les mots se sont effacés de sa tête, comme, tracés sur le sable de la plage, les prénoms des enfants que la mer emporte. Elle a longuement répété, souvent à l'air libre, sa sœur lui donnait la réplique sur la pelouse des parcs municipaux. Des copains l'ont aidée à améliorer son jeu. Elle savait son texte, elle le jouait bien. Mais, arrivée devant la salle de l'audition pour intégrer le conservatoire, mêlée aux autres candidats qui suintent l'angoisse, elle panique. Tess se sent telle une vieille femme meurtrie, une loque vaincue, quand elle doit jouer la puissante et effrontée camériste, Suzanne.

Tess n'a pas de partenaire, mais une élève de cycle 2 l'accueille et se propose pour la comtesse. Elle est brune, elle est belle, elle est déjà inscrite au conservatoire. Je suis une merde, se dit Tess. Tu as un beau prénom, lui dit la fille, qui l'emmène dans une salle pour répéter. C'est une salle de danse aux murs couverts de miroirs. Tess voit mille figures blanches, bouche tombante, qui font mille masques de tragédie posés sur ses épaules. Elle bégaye quelques mots puis lance que ça ne sert à rien, c'est foutu. Elle ne veut pas faire perdre son temps à celle qui s'est proposée pour lui donner la réplique. Qu'est-ce qui t'arrive? Tout le monde stresse, c'est normal dans un concours. Oui, mais, répond Tess. Mais quoi?

Tess est nulle : une option théâtre au bac, un petit cours privé et un stage qui ne s'est pas bien passé. C'est tout et ce n'est rien par rapport aux autres qui ont fréquenté des cours prestigieux et chers, qui ont voyagé, qui ont déjà rencontré du monde. La fille la rassure, moi je n'avais rien de plus que toi pour briller pendant l'entretien, et j'ai été prise. Il faut savoir faire face à des gens plus expérimentés. Droite sur l'objectif, sois ferme. Pas trembler. Oui mais, répond Tess. Mais quoi?

Le stage, ça s'est pas bien passé. Tess s'assoit en tailleur au centre de la salle de danse, la fille se place devant elle dans la même position et ne brise pas le silence de Tess que multiplient les miroirs. Soudain, elle parle : c'était avec le même comédien que celui qui est dans le jury. Ce type, je viens de le croiser dans les escaliers, il a eu un grand sourire et sifflé entre ses dents : Tess!

C'est foutu.

La fille baisse la tête et regarde ses mains, ses longs doigts fins et souples qu'elle croise et décroise comme des algues mues par la marée. Elle murmure : un bon comédien, mais c'est vrai qu'il est lourdingue. Il aime humilier, il coupe certains candidats après seulement trois minutes. Il fait : c'est bon, j'en ai assez vu, comme si c'était une souffrance pour lui toute cette médiocrité. Tess écoute, elle songe, puis : oui mais. Mais quoi encore? La fille regarde Tess dans les yeux : tu as de beaux yeux verts. Tess sourit tristement : c'est ce qu'il m'a seriné sur tous les tons pendant la semaine de stage. T'as de beaux yeux, t'sais. J'en riais d'abord, j'étais flattée qu'il s'intéresse à moi et puis c'est devenu de plus en plus pesant. Il provoquait des occasions pour qu'on soit seuls tous les deux. Je me défilais, il m'en voulait et me descendais en public : j'étais la pire élève qu'il ait jamais eu. Le dernier jour, on répétait, il s'énervait contre mon partenaire. Il a voulu lui montrer. La scène du baiser volé. J'étais paralysée. Il me tenait fort, ça faisait mal. J'ai senti sa langue pénétrer ma bouche, j'en aurais vomi. Les autres regardaient, ils n'ont pas réagi, moi je me suis tue. J'ai été malade toutes les vacances, je voulais abandonner mais je n'ai rien osé dire ni à mes parents, ni à mon copain.

Tu es la première à savoir. La fille soupire et se mordille la lèvre inférieure. Elle demande : c'est à cause de ça que tu as choisi Suzanne? Tess sursaute. Elle n'avait pas vu l'évidence : Suzanne, le harcèlement sexuel du comte, les ruses pour déjouer la violence du pouvoir et battre le maître à son propre jeu. Tess en est sûre, pour ce concours c'est foutu. Mais elle ne lui fera pas le plaisir de fuir ou même d'être troublée. Elle ne courbera pas la tête. Elle jouera Suzanne jusqu'au bout. 

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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