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Pluie de janvier molle, glaciale. Un groupe compact d’hommes, jeunes, les mains dans les poches, s’étire sur le trottoir le long du bâtiment. Un œil trop rapide verrait des travailleurs espérant un boulot à la journée, des gens frigorifiés faisant la queue pour une soupe populaire avec, sur le dos, une superposition de frusques ramassées dans les friperies. Mais non. On a partagé sur les réseaux sociaux le jour, l’heure et cette adresse parisienne, soigneusement choisie, qui fut vingt-huit ans celle d’un quotidien de gauche. L’allure de ceux qui sont au rendez-vous du pop-up store, a la nonchalance très étudiée. Qui s’y connaît repère des fringues hors de prix et récite les noms des marques exhibées et les matricules des modèles comme autant de formules magiques. Il y a quelque chose de fragile dans le déhanchement de ces êtres immobiles, leurs regards fuyants, mais aussi l’assurance que confèrent l’obéissance aux codes et la certitude de faire partie d’une élite. Quelques barbes longues, des anneaux fins piqués dans les narines. Esthétique calculée, faussement vite-fait. Manteau à grands carreaux sur des pantalons trop larges aux rapiéçages d’origine. Grosses chaussures blanches ou noires, à la virgule. Vaste blouson en peluche rouge sur jean tombant. Sacs à dos cousus dans les blousons et bandes réfléchissantes qui semblent dérobées à l’ouvrier de voirie. Harnais en cuir où s’accroche une pochette en forme de porte-flingue, boucles de sécurité, doudounes luisantes à l’épaisseur hypertrophiée. Vêtements-armures, vêtements de protection, mais contre quels dangers ? Ainsi caparaçonnés, ils patientent puisque ça fait partie du jeu. Ça parle un peu français, espagnol, anglais. « Mais c’est son style de s’habiller comme il y a deux ans ! », plaide un amoureux devant le copain qui doute. Silence. Nuques courbées sur l’écran du téléphone où défilent des photos de mode.
Une paire de vigiles, bras croisés devant les battants en fer laissent entrer, par deux ou trois, au rythme des sorties. Ils sont blancs, au poil roux et ras. L’un exhibe une cicatrice sur la joue, l’autre un tatouage qui dépasse du col et grimpe sous la mâchoire. Uniformes de garde chiourme, entre bodyguard et maton. Ils plaisantent mais conservent le regard méprisant pour lequel ils sont payés. Un VTC s’arrête soudain le long du trottoir. S’en extirpe une tête asiatique, rasée sauf un petit rectangle de cheveux noirs sur le haut du crâne : l’homme prend place dans la file qui s’allonge. Il n’y a rien de joyeux, rien de festif, rien qui magnifie les corps. Et l’on repense à l’image erronée des sans abri que l’on a eu en arrivant. Chacun ici porte bien plus d’un smic sur l’échine, sans que l’on puisse imaginer de quel commerce ces gens tirent leur fric. Seuls les vigiles ricanent. « Allez-y », sifflent-ils en s’écartant à peine.
Derrière les portes de service qui se referment lourdement, c’est un béton nu, poussiéreux, des tuyaux de ventilation fixés au plafond où courent aussi tout un réseau de fils électriques dont certains retombent. Une cave en travaux, un local technique à l’abandon ? Pénombre. Sur le gris du ciment on a ajusté un tas de bâches imprimées kaki. Elles s’amassent en vrac, comme décrochées des murs. Relent d’art contemporain. Les initiés arpentent ces quelques mètres carrés de zone invivable louée à prix d’or en plein quartier chic. Il y a deux vigiles encore, surveillant son petit monde en grelottant malgré la soufflerie. Alors, cette nouvelle collection ? Sur des portants pendent une dizaine de pièces noires, anthracite, aux impressions vertes de camouflage. Fétichisme militaire. Faux-airs de GIGN sponsorisé par une marque de sport américaine. Cagoules intégrales noires, lanières, harnachement. Nostalgie militaro-industrielle ou désir sadomaso ? On songe à l’équipement des flics qui, quelques rues plus loin, éborgnent des manifestants dont on verra bientôt le gilet jaune exposé ici, mais révisé hype. D’autres vêtements sont enfermés derrière des grilles de sécurité. On touche avec les yeux. La haute couture semble un objectif à atteindre, pourtant ce n’est plus vraiment du prêt-à-porter : les prix ne sont pas indiqués, il faut demander aux jeunes femmes qui se tiennent derrière un muret servant de comptoir et pianotent sur des tablettes. Les gens se pressent autour, les assaillent. Certains sont venus acheter cher pour revendre plus cher : on spécule sur les vêtements de marque publiés en série limitée. Ici, tout est tranquille mais on sait qu’il peut y avoir des émeutes.
Le créateur est un beau gosse blond et tatoué, posant sur instagram avec sa fillette dont il a choisi le prénom pour sa marque. Le gendre parfait, l’oreille rose et le museau frais, en manteau sombre de papa conduisant son enfant modèle à l’école privée. Il est discret, modeste, et dessine des vêtements de qualité faits pour durer : sa cote grimpe parce qu'il est ami avec Kanye West, grand admirateur de Trump. C’est le luxe qui s’empare de la rue où il ne met pas les pieds, qui vole les vêtements des travailleurs sans se cloquer les mains, qui s’inspire de la dégaine des pauvres pour mieux distinguer les riches et vend du paramilitaire, tendance internationale. Une esthétique mêlée de lumpenproletariat et de guerre urbaine pour la volupté d’une bourgeoisie décadente. Sous la maille hight-tech en matériaux recyclés, un parfum de milice.