
Le vingtième siècle fut le long égrènement d'un chapelet de massacres. Du sang versé dans les guerres et les génocides, de tous ces crimes abominables et absurdes, les rêveurs espéraient l'avènement d'une plus grande sensibilité à la souffrance humaine, un surcroît de respect des hommes et de leurs différences. On avait vu de nos yeux de quelles ignominies l'être humain était capable, on pensait pouvoir aborder l'avenir en proclamant fermement : plus jamais ça. Et l'on institua des organisations internationales censées prémunir les populations contre un retour de l'horreur.
L'Homme est-il plus respectueux de lui-même au vingt-et-unième siècle ? Il n'en est évidemment rien. Non seulement les guerres persistent, mais elles touchent de plus en plus les civils, chaque jour le commerce lucratif des armes tue des enfants. Les populations en exil font l'objet de tractations comptables, sont recluses dans des camps, meurent sur le chemin de leur fuite pour une survie que les gouvernements des états qui pourraient les accueillir ne leur accorde pas. Le néolibéralisme mondialisé fonde ses profits sur une exploitation toujours accrue des travailleurs, qu'il dresse les uns contre les autres par leur mise en concurrence planétaire. Sous l'apparence de la bienveillance et de l'écoute, derrière le souci proclamé du psychologique et du bien-être physique et moral, c'est bien une société de l'humiliation que le capitalisme vainqueur s'est forgé durablement pour servir ses intérêts. L'humain aujourd'hui ne vaut pas plus qu'hier.
Humiliation des individus en quête d'un emploi et qui, à l'âge d'homme, sont rabaissés tels de petits enfants craignant la force arbitraire du maître, ne sachant sous quelle grimace se présenter pour se faire adouber aux dépens des autres. Humiliation des plus fragiles, contraints à quémander des aides sociales comme s'ils étaient coupables de leur situation, devant se justifier de bénéficier de la solidarité à laquelle ils ont pleinement droit, ou qui, par incompréhension des méandres administratifs ou par simple fierté, ne la demande plus. Humiliation de ceux qui sont considérés comme improductifs parce qu'ils ne génèrent pas de profits et à qui l'on fait bien comprendre qu'ils ne sont rien puisqu'ils ne « pèsent » rien : les vieux, les malades, les artistes. Humiliation de tous ceux qui ne sont pas les gagnants de la compétition générale qui commence dès les premiers pas de l'existence, dans les écoles d'une République où les hommes ne naissent et ne demeurent égaux qu'en théorie.
On voit le terrible mécanisme de l'humiliation se glisser partout dans les rapports humains. La négation d'autrui semble l'unique manière d'exister soi-même, ou de se donner l'impression d'exister. Les réseaux sociaux charrient une boue de latrines que l'on croyait, sinon disparue des esprits, du moins interdite de publicité. L'Europe est le lieu d'une montée en puissance des extrême-droites, les partis xénophobes qui prospèrent sur le terrain bourbeux des populations humiliées remportent peu à peu des élections.
Mais il y a aussi ceux qui résistent, crient leur refus de ce monde qu'on leur impose, créent des solidarités nouvelles, se dressent contre les états oppresseurs conduits pour servir des intérêts qui ne sont pas les leurs. Sur eux tombent les coups de matraque et la répression. On vient d'en avoir un nouvel exemple lors des manifestations des étudiants mobilisés contre la "Loi Travail". C'est la mise en avant de ces luttes, de ces actes de résistance, que devraient accomplir les médias s'ils diffusaient une information libre. Faute d'appui, il s'agit de s'en remettre à nous-mêmes pour tenter d'effacer la peur et de renverser enfin cette société mortifère de l'humiliation.