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Samedi. Ciel vaste et bleu, à huit heures, quand elle descend du bus et traverse l'avenue pour se rendre au magasin. Trente minutes à tuer, mais elle déteste l'angoisse du retard, la culpabilité de l'employée, les explications à donner à la manager. Djamila en profite pour faire quelques pas, respirer l'air encore frais, exposer son visage, yeux clos, aux premiers rayons de soleil. Le café, les boulangeries sont déjà ouverts, les petits supermarchés roulent leur rideau de fer, Djamila entend ronronner une nettoyeuse qui s'avance lentement en pissant dru ses jets d'eau. Ça fait peur aux pigeons. Peu de monde encore dans la rue piétonnière, la foule des samedis se répandra plus tard. Elle a le temps de s'en griller une ; dix longues heures l'attendent, sous les lampes de la boutique, dans l'air confiné qui s'épaissit et les odeurs de transpiration mêlée au déodorant des clientes. Il va faire chaud.
Le magasin occupe trois étages d'un immeuble ouvert sur la voie piétonne. Elle travaille au premier, rayon femme : le pire. On lui a dit qu'un CDD dans cette enseigne, c'était une bonne école, une formation indispensable. Djamila croyait en avoir fini avec l'école après son bac, deux années de BTS et plusieurs stages. Mais ce boulot consolidera son CV pour obtenir un poste plus intéressant, mieux payé, plus tard. Alors elle a accepté le rayon femme, les horaires aléatoires, les tâches de manutention qui lui cassent le dos pour un salaire marocain. Heureusement, il y a une bonne ambiance, les vendeuses ont toutes à peu près son âge et plusieurs viennent de son quartier, tout au bout de la ligne de bus. La solidarité lui permet de tenir face aux exigences têtues, aux caprices des clientes qui se croient reines. Pour se défouler, les filles piquent des fous-rires quand elles se croisent dans la réserve.
Ici, c'est géré à l'américaine : vouvoiement interdit, on t'appelle par ton prénom. On te fait confiance mais tu dois prouver ton mérite, par exemple en sacrifiant ta pause déjeuner les jours de grande affluence comme aujourd'hui. La matinée commence par une petite réunion : la manager fait le bilan des indicateurs de vente de la veille, donne la mesure individuelle des performances. Djamila n'aime pas ça, même quand elle est gagnante.
Elle aspire une dernière taffe, écrase le mégot qu'elle fait glisser du bout du pied dans le trou d'une grille d'égout. Elle passera la journée aux cabines d'essayage : Aby les déteste et Djamila ne veut pas voir la stagiaire souffrir toute l'après-midi, c'est encore une gosse. Compter le nombre d'articles qui entrent en cabine, vérifier après que rien ne traîne, remettre les vêtements abandonnés sur les cintres, rester polie, souriante, aimable pendant des heures sans montrer son impatience qui vire à l'angoisse quand une cliente en petite culotte essaie la moitié de la collection en discutant avec sa copine alors que la file d'attente s'allonge, que des femmes soufflent, les sourcils froncés, en prenant leur tour dans la queue les bras chargés de fringues, que leur mec gueule qu'il va attendre dehors, que la manager passe en lançant des regards agacés, que la tension monte, se répand dans le rayon femme, traverse les corps comme une mauvaise onde tandis que grimpe la hauteur des voix râlant que c'est long, qu'il fait une chaleur à crever, et que Djamila se demande si c'est bien une vie, ça.
Dessin de Béatrice Boubé

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