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Billet de blog 24 juin 2016

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Manège désenchanté

C'était donc cela, le piège : la ridiculisation du mouvement social, la réduction à l'absurde et au grotesque de la colère qui depuis trois mois pousse la population dans les rues pour clamer son refus d'une loi qui dépouille les travailleurs de leurs droits si chèrement acquis. Une caricature pathétique : les manifestants réifiés en pantins colorés défilant à la queue-leu-leu dans un joli manège.

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Illustration 1
S'évader du manège des illusions?

C'était donc cela, le piège : la ridiculisation du mouvement social, la réduction à l'absurde et au grotesque de la colère qui depuis trois mois pousse la population dans les rues pour clamer son refus d'une loi qui dépouille les travailleurs de leurs droits si chèrement acquis. Une caricature pathétique : les manifestants réifiés en pantins colorés défilant à la queue-leu-leu dans un joli manège. Avec, au centre, un bassin tranquille où patientent des yachts.

Non, le droit à manifester n'a pas été respecté hier à Paris. La police a contrôlé les gens très en amont dans les rues qui conduisent à la Bastille, et nombre de personnes ont été arrêtées, menées au commissariat, gardées longuement sans autre raison qu'une demande un peu insistante d'accéder au lieu de la manifestation, le port d'un blouson de couleur noire ou d'un sac à dos, pour rien donc, tant est puissant, sous l'état d'urgence, l'arbitraire policier.

Il faisait chaud, trop chaud dans la rue du Faubourg Saint-Antoine. À 500 mètres de la place, un barrage de flics empêche quiconque de passer : « colis piégé », rigolent les bleus. C'est de l'humour volaille. Je contourne par la rue de Charonne, rue de Lappe, rue de la Roquette : autre barrage mais filtrant. Mon sac est fouillé. Il y a un gros livre dedans mais la littérature n'est pas une arme pour un jeune flic, et les mots depuis longtemps ne sont plus des pierres.

Et voilà qu'à l'entrée du Boulevard Bourdon la parade se met en ordre. En tête du cortège : un rang de CRS posté à quelques pas de l'essaim de journalistes et de photographes qui cachent les huiles syndicales interviewées. Le décor est planté : nous allons défiler entre des barrières anti-émeutes, des brigades de CRS, et les cohortes fournies des SO. Ajoutant à ceux-là les baqueux et autre poulets en civil, les manifestants sont , comme les vaches, bien gardés. Ambiance de promenade obligatoire dans la cour d'une prison. Les barrages filtrants des flics ont sélectionné massivement les cheveux gris, retraités ou bientôt et les premiers de la classe syndicale. Ça râle tout de même dans les coins : «  On n'aurait jamais dû accepter ça » dit quelqu'une. Trop tard.

Tournez manège ! En dix minutes, rythmé par les blocages réguliers des CRS qui ne veulent pas qu'un trop vaste espace les sépare de la première banderole, le cortège a parcouru la moitié du cercle autorisé. « Tout le monde déteste tourner en rond » ! Un groupe de manifestant fait mine de vouloir sortir de la boucle et forcer le passage sur le Quai de la Rappée, barré de camionnettes bleues et d'un canon à eau. Mais, derrière, le manège continue son train-train. Et le groupe rebelle se détourne des flics pour siffler les syndicats. Cazeneuve doit bien se marrer : imaginer le rire du sinistre de l'intérieur me fait frissonner sous le soleil cuisant. Immobiles entre les CRS et le cordon de SO à casquettes rouges, nous regardons bouger les jolis ballons multicolores frappés des logos des syndicats, tandis que s'époumonent aux micros les gueulards de service martelant des slogans qui tombent à plat comme jamais : « ça va péter », parait-il. 

Un homme s'est mis à chanter tristement : « elles font, font, font les petites marionnettes, elles font, font, font trois petits tours... et puis s'en vont. » Demi-tour : je ne suis pas allée plus loin.

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