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Horizontalité des « debouts » confrontée à la verticalité des « couchés », occupation nocturne du centre des villes, dissémination en région, en banlieue, et voilà qu'un ministre dépité qualifie le mouvement de « très marginal » : la question spatiale s'impose au cœur de l'événement.
D'où tu parles camarade ? Demandaient les jeunes de 68. Reprenant implicitement la question, certains, qui ont mal vieilli, disqualifient les participants aux Nuits debout en lançant l'anathème : ce ne sont que des « bobos ». Ainsi, leurs interrogations, leur réflexion, ne vaudraient rien ou si peu, puisque d'un simple regard sur les photographies on pourrait situer les contestataires sur la carte sociale, dans cette zone honteuse des bobos, du mauvais côté du périphérique, celui du monde merveilleux du confort, loin de la jeunesse héroïque et douloureuse des banlieues, qu'ils ne pourraient pas entendre et à laquelle ils ne sauraient pas parler. Étudiants issus de la petite ou moyenne bourgeoisie, intellectuels auxquels on oppose, encore pour les discréditer, les producteurs, les travailleurs. Comme si les étudiants ne connaissaient pas l'exploitation, ni la précarité, comme si la banlieue n'était que sur la carte terra incognita et non, pour eux aussi, des quartiers où ils vivent, étudient, travaillent, se cultivent, créent. Comme si les jeunes travailleurs, empêchés d'être présents dans les débats par les contraintes de journées de travail à rallonge et de transports interminables, ne regardaient pas avec intérêt et plus que de la sympathie ce qui se passe là où ils ne peuvent pas aller.
De même que les « migrants » ne sont envisagés que sous les indications d'une origine et d'une destination – on ne demande pas aux migrants qui ils sont et ce qu'ils font, mais seulement d'où ils viennent et où ils vont, à peine par où ils sont passés – de même les « bobos » des Nuits debout se trouvent réduits à leur origine et leur trajectoire qui relèverait finalement de l'immobilité: être né-e bobo et tenter de le rester, être né-e en centre ville et tenter d'y rester. La défense des intérêts d'une classe par peur du déclassement social et spatial, en somme.
Plus encore, ces jeunes qui osent contester l'état de notre société, de notre démocratie, sont aussi relégués dans le secteur mal famé du « très marginal ». D'une pichenette médiatique, on renvoie ce qui se passe du centre que représente la place publique, l'agora, à la marge de l'opinion publique, dans la banlieue de la contestation « violente », ce lieu de bannissement qui convient aux « groupuscules manipulés par l'extrême-gauche » et l'on comprend soudain que les gentils bobos se comportent en voyous des banlieues en incendiant, quelle horreur, une voiture des flics. Tout est question d'espace et de limites aux bornes. Surtout, ne pas déborder.
Pourtant, ce n'est pas leur situation sociale qu'interrogent les acteurs des Nuits debout, mais, si on veut bien les écouter, ils posent la question du sens. C'est l'absence de sens des existences individuelles comme du collectif, dans nos société forgées par la violence du néolibéralisme qui est au cœur des débats. Cette question centrale du sens traverse toute la jeunesse, sauf sans doute, cette fois à la marge de la population mais au centre du pouvoir, celle de la grande bourgeoise héréditaire. Quel sens au travail ? Quel sens à la production ? Quel sens à la consommation ? À la création ? À l'éducation ? Au social ? Au pouvoir ? Etc. Aussi sont-ils moins pressés que certains le souhaiteraient de se donner des leaders et de se fondre dans le modèle ancien de la joute politique et des luttes sociales fondées sur le rapport des forces. Ils se réapproprient non seulement l'espace confisqué des villes mais aussi le temps, afin de chercher ensemble à travers les mots échangés une piste, un chemin orienté dans une autre direction.
La méfiance envers toute forme d'autorité et de décisions prises « d'en haut », le désir de préserver la valeur individuelle qui n'est pas soluble dans le collectif et qui ne se construit pas dans la compétition, le refus de se fondre dans la base docile d'organismes syndicaux ou de partis très lourds à mouvoir du fait de l'extrême hiérarchisation du processus décisionnaire et qui sont toujours décevants par leur démocratie de façade et le retour à l'ordre qu'ils finissent toujours par imposer, sont peut-être les caractéristiques communes qui, malgré leurs différences, rassemblent ces deux jeunesses que l'on cherche, plus qu'elles ne le sont, à diviser. Brouiller les cartes et les catégories pour repenser le réel, s'affranchir de la boussole néolibérale qui mène inéluctablement dans le mur tout en évitant les chausses-trappes de la médiatisation et du désir de places et de pouvoir, tels sont les défis d'une jeunesse enfin sortie de l'apathie politique et de la soumission où la caste des puissants, de droite comme de « gauche », aurait tant voulu les maintenir.