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Le ciel claque comme une toile cirée tendue au-dessus des toits. Après des jours de pluie, le gouvernement mondial offre à son peuple domestiqué un weekend de soleil. Hugo se plante au milieu de la dalle, lève la tête en plissant le nez. De longues traînées blanches se délitent sur l'azur tandis que les avions s'éloignent. Et soudain ça sent, à pleines narines. Hugo souffre d'hyperosmie et cette particulière sensibilité aux odeurs, si elle le gêne dans sa vie quotidienne, le rend plus conscient que les autres de ce qui se passe vraiment. Lui, n'est pas un somnambule obéissant, il résiste. Hugo réprime la nausée qui l'envahit : l'odeur du fluor est plus forte que d'habitude, ce qui est bien normal pour un jour de manifestation. Il sait déjà qu'il n'y aura pas de débordements place de la République, que la police n'aura pas à contenir la foule calmée par les épandages chimiques déversés sur la ville depuis l'aube. Mais, par une fenêtre de la tour, quelqu'un jette une canette de cola qui explose à ses pieds. Hugo hausse les épaules et se dirige vers le Lidl.
Depuis qu'il est au lycée, Hugo parle moins: il préfère garder ses distances avec le troupeau des élèves dociles, ces moutons bien dressés. Il ne s'adresse qu'aux quelques camarades suffisamment malins pour comprendre, les moins robotisés par dix-sept ans d'éducation à l'asservissement. Entre eux, ils échangent des informations, des adresses de sites très pointus scientifiquement et dont personne ne peut contester la véracité ni l'exactitude des preuves qu'ils placent sous les yeux de qui veut savoir. Hugo écoute en silence les adultes discuter politique ou économie, ils parlent de leur vie comme s'ils en étaient encore les maîtres, comme s'ils avaient encore la possibilité de prendre des décisions, de choisir librement. Ils croient aux mensonges diffusés par les journalistes. Pas Hugo.
Au vingt-et-unième siècle, comme à l'époque de Galilée, celui qui dit la vérité est traité de fou dangereux par le petit groupe de ceux qui détiennent le pouvoir et qui veulent sa disparition. De même que la Terre tourne, le gouvernement mondial provoque la mort lente de toutes les espèces qui peuplent la planète. Les arbres sont malades : il suffit de regarder les marronniers de l'avenue Lénine dont les feuilles roussissent et se dessèchent dès juin, à peine écloses. Les animaux meurent inexplicablement selon des vétérinaires ne comprenant rien à ces épidémies qui d'un coup déciment les élevages. Les nanoparticules attaquent le cerveau humain, le génocide à lieu sans que nul ne proteste. Mais Hugo a appris à tenir sa langue, il ne veut pas que sa mère le conduise de nouveau au centre médico-psychologique.
Assis sur ses talons, la mendiante habituelle a les yeux cernés et un sourire triste : à l'entrée du supermarché, elle tend un gobelet où tintent quelques piécettes rouges. Elle sera classée dans la catégorie des individus inutiles, aussitôt assassinée, se dit Hugo. Un caniche aboie, retenu par une laisse nouée à une borne. Hugo le regarde : ses petits yeux larmoyants et affolés, sa langue pendante, ses poils rares. C'est la puce qu'on lui a installée sous la peau qui le rend malade. Bientôt nous serons tous pucés comme ce chien, déjà les journalistes le disent à la télé pour préparer la population à cette idée. On commence par les animaux de compagnie, puis ce sera les Hommes : une puce de la taille d'un demi grain de riz, glissée entre le pouce et l'index, qui permettra de contrôler chacun d'entre nous et, par le cyanure qu'elle contient, de tuer les indésirables. Hugo circule dans les rayons du magasin, en suivant la liste que lui a donnée sa mère. Quels ingrédients nocifs sont contenus dans chacun de ces produits industriels faits pour gaver les pauvres?
Mais Hugo ne dit plus rien ; il attend son heure. Lui, fera partie de l'élite, il le sait. Il sera de ceux qui seront sauvés.
Dessin de Béatrice Boubé

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