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La mer partout, aussi bleue que le ciel sans nuage. À vive allure, le yacht découpé comme un oiseau de proie, fend les eaux qui s'ouvrent en vaguelettes d'écumes de chaque côté de la coque. Rien n'arrête le bolide chromé, il n'y a pas de limite, pas d'obstacle à sa course. Sur le pont avant, un jeune homme danse et chante. Il est beau, habillé cool, et ses copains derrière lui chantent aussi le refrain : ils marquent le rythme avec leurs mains ornées de grosses bagues. Regards illisibles derrière les verres miroirs. Ils sont assis sur les banquettes en cuir blanc du yacht, des boissons fraîches posées devant eux. Sur une plage de sable blond des filles dansent sur la musique : elles ont des jambes longues et des fesses serrées dans de petits shorts en jean, leurs cheveux longs se soulèvent un peu à cause des mouvements du corps mais aussi du vent doux qui se lève. Les poitrines bougent sous les tee-shirt sans manche, elles ont la peau brune, dorée par le soleil et leurs lèvres s’entrouvrent sur un sourire de bonheur proche de l'extase.
Tely voudrait être ce garçon qui danse sur la proue effilée d'un yacht, lancé en direction des filles aussi chaudes que belles. Plaire, danser, chanter, rire avec les copains, en profiter et s'en foutre de tout, puisque le bonheur est là, sur ce yacht dont il ne peut imaginer le prix, avec les potes et les filles, la mer qui laisse un goût de sel sur la peau. Le soleil là-haut brille éternellement. La vraie vie est dans cette vidéo, dans cette musique rythmée et la chanson aux paroles mystérieuses mais qu'importe, il en saisit l'esprit : plus de prises de têtes, plus de monnaie que l'on compte par centimes à la caisse du leader price pour payer une poignée d'articles, plus de parents fatigués qui t'engueulent parce que tu t'es encore fait punir au collège, plus de petit frère à conduire à l'école, à rechercher et à garder quand les parents sont au travail, plus de longues vacances de galère dans la cité quand presque tous les autres sont partis.
Tely peut réussir ses études. Tout le monde le dit, et pour se le prouver il arrête quelquefois les bêtises et se met à bosser un peu, à écouter les cours. Alors ses notes grimpent en flèche, les profs le félicitent, l'encouragent, ses parents sont ravis mais Tely hausse les épaules et recommence les insolences, le n'importe quoi. « Il n'y a pas que l'école pour gagner de l'argent », jette-t-il à ses profs qui tentent de le raisonner. Ce n'est pas exactement ce qu'il pense. Tely sait que les études ne le mèneront pas au yacht, ni à la vie sans souci, aux fêtes, à la musique et à l'admiration de filles comme celles de la vidéo. Pas même au scooter pour rouler sur la roue arrière en faisant un max de bruit dans le quartier. Mais à la longue recherche d'un emploi et au salaire médiocre s'il a la chance d'en décrocher un. L'école ne sert à rien. Il regarde sa mère quand elle rentre le soir. Il est tard, elle est épuisée, elle doit encore mouvoir son corps déformé par l'effort, cuisiner le repas pour son mari et les garçons. Tely ne veut pas voir ça, il descend sur la dalle rejoindre les autres. Ils discutent. Les grands sont allés se servir de boissons fraîches chez le Paki du coin, ils ne payent jamais. Le Paki se tait : il a trop peur que sa boutique soit saccagée en représailles. Les grands rigolent. Ce qu'ils leur faudrait, déclarent-ils, c'est un gros paquet de fric, vite gagné. Un beau tas de billets à claquer loin d'ici, là où il y a la mer vaste et bleue : le Brésil songe Tely, ou bien la côte ouest des États-Unis. Tely sourit, il a un plan pour faire fortune dont il ne parle pas aux autres. Il s'est déjà fait trois billets de cinquante juste en restant là où le gars lui a dit et en regardant bien ce qui se passe autour, pour donner l'alerte. Facile. Trois billets de cinquante qu'il touche en glissant sa main au fond de sa poche, et caresse comme un talisman.
Dessin de Béatrice Boubé

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